Féminisation des prix scientifiques, un si grand écart : constat en France et en Europe

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11.02.2022

Dea Lorenzini

Depuis sa création et jusqu’au milieu du XXeme siècle, l’Université est restée un territoire quasi unanimement masculin. Son pendant, le domaine de la recherche a suivi la même tendance. Cependant, on assiste depuis quelques décennies à une féminisation progressive dans ces secteurs, telle qu’on peut l’observer dans l’ensemble de la société : les professions se dé-genrent. C’est une véritable tendance de fond, qui ne se dément pas, même si le processus est parfois compliqué et soumis à résistance. D’autant plus que, ces dernières années, on voit s’affermir en France la volonté institutionnelle d’établir une parité dans les métiers d’enseignement et de la recherche.

Et pourtant, dans une étude publiée dans le Quantitative Science Studies[1]Lare Watson, “Women less likely to win major research awards”, Nature, 13/09/21, https://www.nature.com/articles/d41586-021-02497-4., Lockhman Meho, spécialiste en sciences de l’information à l’Université américaine de Beyrouth, démontre que cet équilibre récent ne se traduit, au niveau international, ni dans les récompenses prestigieuses, ni dans les places prédominantes des signatures d’une publication.

Plus d’un siècle après le premier prix Nobel de Marie Curie, comment peut-on interpréter ce déséquilibre ? À quel mécanisme fait-il écho ? À travers un état des lieux à la fois historique et factuel, cet article propose de déconstruire notre vision de « l’Homme de Science » en s’attachant à la répartition genrée des prix scientifiques en France et en Europe[2]EHNE, Encyclopédie numérique d’Europe, Université de la … Continue reading

Les femmes et l’université : un accès éprouvant

Depuis la genèse de notre civilisation, l’accès aux savoirs scientifiques est réservé à une élite quasi exclusivement masculine. Tant et si bien que Françoise Héritier, anthropologue renommée du XXème siècle, considère la privation de savoir comme un des outils de subordination des femmes[3]Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, « La Plus Belle Histoire des Femmes », 2011, p30..

Pourtant, ce n’est que très récemment que l’accès à l’instruction des filles est devenu un sujet majeur dans l’histoire du féminisme. L’accès aux universités est acquis de haute lutte, dans la deuxième moitié du XIXème siècle. En France, le 16 août 1861, Julie Daubié est la première femme à obtenir le baccalauréat, elle a 37 ans. Elle sera suivie par Emma Chenu en 1863, qui devient par la suite première licenciée en 1868[4]Mathilde Larrère, “Rage against the machismo”, 2020, p. 68.. Les diplômes étant genrés au masculin, on raconte que le ministre Jules Simon a lui-même remplacé le M. par Mlle[5]Ibid.. En Europe, c’est globalement autour de cette  période que les femmes occupent pour la première fois les bancs de l’Université, excepté en Allemagne où il faudra attendre le début du XXème siècle[6]EHNE, Encyclopédie numérique d’Europe, Université de la Sorbonne, … Continue reading.

Si étudier s’avère être difficile pour les femmes, enseigner l’est davantage. Dans un récent hommage à sa grand-mère[7]Agnès Schermann-Legionnet, Simon Paye, et Anne Loison. « Chapitre 13. Les carrières des chercheuses et chercheur·euses en écologie : une comparaison France-Norvège », Sexe & genre. De la … Continue reading, la petite-fille de Marie Skłodowska-Curie rapporte une anecdote qui illustre parfaitement le niveau de misogynie ambiant du début du XXème siècle, à l’Université comme ailleurs. Lorsque son mari, Pierre, meurt d’un accident de voirie en 1906, la co-lauréate du prix Nobel de physique de 1903 reprend les cours de physique qu’il donnait à la  Sorbonne. Lors de sa leçon inaugurale, un journaliste publiera les lignes qui suivent : « c’est […] une grande victoire féministe que nous célébrons en ce jour. Car, si la femme est admise à donner l’enseignement supérieur aux étudiants des deux sexes, où sera désormais la prétendue supériorité de l’homme mâle ? En vérité, je vous le dis : le temps est proche où les femmes deviendront des êtres humains.»[8]Ibid.. Il consacrera ainsi, avant l’heure, une définition puissante du féminisme, dont l’identité de l’auteur·rice n’a pas pu être vérifiée : le féminisme est l’idée radicale que la femme est un être humain.

Prix et publications scientifiques : une répartition inégale des honneurs

Bien que les métiers d’enseignement et de recherche soient de plus en plus mixtes en France ou à l’étranger, on est encore loin de la parité, comme le montre le graphique suivant. Un écart qui se creuse lorsqu’on compare les effectifs féminins et la part de femmes récompensées pour leurs travaux.

Graphique 1 : évolution comparée de la féminisation des professeur·e·s d’université avec celle des prix scientifiques entre 2001 et 2020 à l’international. (https://direct.mit.edu/qss/article/2/3/976/103157/The-gender-gap-in-highly-prestigious- international)

Au niveau international, les femmes représentent, toujours selon l’étude de Lokman Meho[9]Lokman I. Meho, « The gender gap in highly prestigious international research awards, 2001–2020 », Quantitative Science Studies 2021, 2 (3), pp. 976–989. doi: … Continue reading, environ 20 % des lauréat·e·s de prix scientifiques alors même qu’elles sont un peu moins d’un tiers des professeur·e·s. Si on peut voir une évolution régulière du nombre de femmes lauréates d’un prix scientifique ces vingt dernières années, l’augmentation de ce pourcentage reste très lente : alors qu’il aurait fallu une augmentation de 47 % des prix reçus par des femmes pour atteindre la parité, il a seulement augmenté de 13 %. Notons tout de même que le pourcentage de femmes lauréates de prix prestigieux a fait un bond entre 2016 et aujourd’hui : 8 % d’augmentation, c’est plus que les quinze années précédentes.

Néanmoins, les répartitions genrées ne sont pas toujours les mêmes selon les disciplines. On constate une belle évolution en biologie, mais, en mathématiques et informatique, l’accroissement du nombre de lauréates reste timide. En effet, dans les quelques prix scientifiques n’ayant pas encore eu de lauréates, on trouve le prix Maryam Mirzakhani en mathématiques ou le prix de la Reine Élisabeth pour les sciences de l’ingénieur. On peut espérer que cela change rapidement grâce à la volonté politique des institutions de mettre en valeur leurs effectifs féminins[10]Ministère de l’enseignement supérieur, de l’innovation & de la recherche ,“Vers l’égalité femmes-hommes ? : chiffres clés [2019]”, … Continue reading.

Le changement mentionné dans le domaine de la biologie a été confirmé, in situ, par l’interview de deux chercheur·euse·s en France, l’une directrice de recherche et l’autre ancien directeur d’un institut de biologie. Si, depuis cinq ans maintenant, il y a autant, voire plus, de nouvelles chercheuses que de nouveaux chercheurs dans les sciences de la vie, les sciences dites « dures » restent quant à elles, en France, des bastions masculins[11]Dea Lorenzini, Entretien de la directrice de recherche à l’INSERM de Luminy, Marseille, Laboratoire de neurologie, Novembre 2021..

Une répartition genrée par filière dès la licence

Cette répartition inégale entre les femmes et les hommes est visible dès les premières années d’études en sciences[12]Lokman I. Meho, « The gender gap in highly prestigious international research awards, 2001–2020 », Quantitative Science Studies 2021, 2 (3), pp. 976–989. doi: … Continue reading. En licence déjà, il existe une différence notable d’effectif entre les deux genres dans les sciences : si les femmes sont majoritaires, à l’Université, dans la filière des sciences de la nature et de la vie (61,2 % de femmes en 2017[13]Voire graphique 2.), elles deviennent minoritaires dans les filières de sciences fondamentales et appliquées. Un décalage qui se retrouve dans les classes préparatoires aux Grandes Ecoles : 70 % de garçons pour 30 % de filles[14]Ministère de l’enseignement supérieur, de l’innovation & de la recherche ,“Vers l’égalité femmes-hommes ? : chiffres clés [2019]”, … Continue reading.

 
Graphique 2 : Part des femmes dans les disciplines scientifiques à l’université en 2006-2007 et en 2016-2017 (Document Ministère de l’enseignement supérieur, de l’innovation & de la recherche, parité, les chiffres clés, 2019)

Pour expliquer ce phénomène, il semblerait qu’il existe une assignation de genre dans l’appétence aux sciences dès le plus jeune âge[15]UNESCO, « Déchiffrer le code: l’éducation des filles et des femmes aux sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) », :https://fr.unesco.org/STEMed.. Entre autres, des stéréotypes de genre dans les filières des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques qui amènent à des biais d’auto-sélection. En effet, ces matières étant perçues comme masculines, les filles auront tendance à considérer d’office qu’elles n’y ont pas leur place, voire qu’elles ne sont pas capables de mener des études supérieures dans ce domaine. De plus, l’intérêt que les étudiant·e·s portent à une matière plutôt qu’à une autre est fortement corrélée à un sentiment d’appartenance et à une forme d’auto-évaluation de leurs capacités dans la matière. De telle sorte que si une filière est assignée au genre masculin, les filles auront moins de possibilités de se projeter comme réussissant dans cette matière.

Dans la vie professionnelle, l’écart est encore plus flagrant lorsqu’il s’agit de postes à responsabilités[16]Agnès Schermann-Legionnet, Simon Paye, et Anne Loison, « Chapitre 13. Les carrières des chercheuses et chercheurs en écologie : une comparaison France-Norvège », Bérengère Abou éd., Sexe … Continue reading : les femmes représentent un peu plus d’un tiers des chargé·e·s de recherches (41.9%), mais leur part tombe à moins d’un quart chez les directeur·ice·s de recherche en France[17]Ibid..

Cette disparité se répercute forcément sur l’apparition des noms des différent·e·s auteur·rice·s dans les publications d’articles. Les directeur·rice·s de recherche sondé·e·s pour cet article nous ont confirmé que les noms cités en première ou dernière place parmi les auteur·rice·s étaient les plus visibles. Or les femmes y figurent moins que les hommes[18]Ministère de l’enseignement supérieur, de l’innovation & de la recherche ,“Vers l’égalité femmes-hommes ? : chiffres clés [2019]”, … Continue reading.

Toujours selon les professionnel·le·s de la recherche interviewé·e·s, l’ordre des noms dans une publication est normé selon des règles internationales. Il se fait selon, premièrement, l’implication des chercheur·euse·s dans le projet, les premiers noms étant ceux des contributeur·rice·s les plus importants (souvent les étudiant·e·s en thèse), viennent ensuite les noms des contributeur·rice·s occasionnel·le·s, puis les noms des directeur·rice·s de recherche et/ou d’institut. Ce phénomène explique en partie un fait soulevé dans l’étude de Lokhman Meho[19]Lokman I. Meho, « The gender gap in highly prestigious international research awards, 2001–2020 », Quantitative Science Studies 2021, 2 (3), pp. 976–989. doi: … Continue reading : il y a moins de femmes nommées en dernière position dans les publications, tout simplement parce qu’elles sont moins nombreuses à être directrices de recherche et/ou d’institut.

Conclusion

L’état des lieux de la reconnaissance des capacités féminines en sciences ne doit pas nous aveugler sur l’avancée de ces dernières années. Aujourd’hui, les jeunes filles sont de plus en plus présentes dans des filières longues et exigeantes, même si elles ont encore du mal à se faire une place dans les écoles d’ingénieur.e.s et d’informatique. Il reste encore du chemin à parcourir pour arriver à la parité, et pour cela, nous devons être les moteurs, toutes et tous, d’un changement majeur dans la représentation de ces disciplines

Pour citer cet article : Dea Lorenzini, “Féminisation des prix scientifiques, un si grand écart : constat en France et en Europe”, 11.02.2022, Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Lare Watson, “Women less likely to win major research awards”, Nature, 13/09/21, https://www.nature.com/articles/d41586-021-02497-4.
2 EHNE, Encyclopédie numérique d’Europe, Université de la Sorbonne, https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9ducation-et-formation/d%C3%A9mocratisations-et-in%C3%A9galit%C3%A9s-scolaires-en-europe/l%E2%80%99acc%C3%A8s-des-femmes-aux-universit%C3%A9s-1850-1940
3 Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, « La Plus Belle Histoire des Femmes », 2011, p30.
4 Mathilde Larrère, “Rage against the machismo”, 2020, p. 68.
5, 17 Ibid.
6 EHNE, Encyclopédie numérique d’Europe, Université de la Sorbonne, https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9ducation-et-formation/d%C3%A9mocratisations-et-in%C3%A9galit%C3%A9s-scolaires-en-europe/l%E2%80%99acc%C3%A8s-des-femmes-aux-universit%C3%A9s-1850-1940.
7 Agnès Schermann-Legionnet, Simon Paye, et Anne Loison. « Chapitre 13. Les carrières des chercheuses et chercheur·euses en écologie : une comparaison France-Norvège », Sexe & genre. De la biologie à la sociologie, Éditions Matériologiques, 2019, pp. 195-217.
8 Ibid.
9, 12 Lokman I. Meho, « The gender gap in highly prestigious international research awards, 2001–2020 », Quantitative Science Studies 2021, 2 (3), pp. 976–989. doi: https://doi.org/10.1162/qss_a_00148.
10, 14, 18 Ministère de l’enseignement supérieur, de l’innovation & de la recherche ,“Vers l’égalité femmes-hommes ? : chiffres clés [2019]”, https://archives-statistiques-depp.education.gouv.fr/Default/doc/SYRACUSE/45423/vers-l-egalite-femmes-hommes-chiffres-cles-2019-ministere-de-l-enseignement-superieur-de-la-recherch?_lg=fr-FR.
11 Dea Lorenzini, Entretien de la directrice de recherche à l’INSERM de Luminy, Marseille, Laboratoire de neurologie, Novembre 2021.
13 Voire graphique 2.
15 UNESCO, « Déchiffrer le code: l’éducation des filles et des femmes aux sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) », :https://fr.unesco.org/STEMed.
16 Agnès Schermann-Legionnet, Simon Paye, et Anne Loison, « Chapitre 13. Les carrières des chercheuses et chercheurs en écologie : une comparaison France-Norvège », Bérengère Abou éd., Sexe & genre. De la biologie à la sociologie, Éditions Matériologiques, 2019, pp. 195-217.
19 Lokman I. Meho, « The gender gap in highly prestigious international research awards, 2001–2020 », Quantitative Science Studies 2021, 2 (3), pp. 976–989. doi: https://doi.org/10.1162/qss_a_00148.