Sous les différentes périodes de sanctions depuis 1979, quelles opportunités s’offrent aux Iraniennes ?
Illustrateur Nato Tardieu
29.08.2019
Par Deborah Rouach
L’étude genrée des impacts des diverses périodes de sanctions économiques à l’encontre de l’Iran depuis 1979 va nous permettre d’analyser les opportunités et les défis qui s’offrent aux Iraniennes dans le secteur économique. L’intérêt de cette partie sera de s’attarder sur l’importance de l’impact social de l’indicateur économique et surtout sur les dispositions prises par une économie rentière concernant les dynamiques de genre.
Depuis la prise d’otages à l’ambassade des États-Unis en Iran, le 4 novembre 1979, les sanctions économiques ont été l’instrument privilégié des puissances occidentales pour punir le pays. De 2005 à 2012, les sanctions économiques commerciales et l’embargo sur le pétrole imposés par les Etats-Unis, l’Union européenne ainsi que l’ONU condamnent l’enrichissement en uranium par la République islamique ce qui marque le début d’une récession et d’une baisse de la croissance pour l’économie iranienne, dépendante de la rente pétrolière. En plus de subir « la malédiction de l’or noir [1]KHAVAND Fereydoun, « L’économie iranienne dans la tourmente », Esprit, vol. juin, n° 6, 2012, p. 101-116. », l’économie de la République islamique est sous le carcan de l’Etat avec plus de 80 % du PIB du pays qui dépend des secteurs public et parapublic. Les sanctions économiques vont sévèrement toucher la population iranienne, en particulier les femmes qui représentent l’une des franges les plus fragiles de la société en raison de leur statut social et de leur faible pouvoir économique.
Dans un pays patriarcal où l’homme est la figure dominante chargée de subvenir aux besoins de la famille, cette conjoncture économique va bouleverser la place des femmes dans le secteur économique. Il est important de distinguer le secteur privé, relativement dépourvu de contraintes relatives au genre, du secteur public, dominé par les interdits imposés par les autorités, ce qui influence la participation économique des femmes.
Plusieurs facteurs sont à prendre en compte dans l’insertion des femmes dans le monde du travail, notamment le nombre croissant de femmes diplômées, le développement d’une société de consommation et « les difficultés économiques, récurrentes depuis la révolution, [qui] ont facilité leur entrée sur le marché du travail, notamment informel, une deuxième source de revenus s’avérant souvent nécessaire dans les ménages. Et paradoxalement, la ségrégation des sexes dans certains lieux publics ou dans certaines professions a créé des emplois réservés aux femmes, et donc favorisé leur intégration sociale. [2]ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, op.cit., p. 134.»
Une enquête de terrain, menée en 2014 par Thierry Coville et Mehrdad Vahabi, démontre que le secteur privé est favorisé par « certaines femmes, refusant les contraintes d’un emploi dans le secteur public (notamment le respect très strict du code vestimentaire islamique) […] Le secteur privé iranien, composé essentiellement d’entreprises familiales, aurait ainsi joué un rôle de « rempart » pour les femmes […] face à un ordre moral perçu comme intrusif [3]VAHABI Mehrdad et COVILLE Thierry, « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, vol. 229, n°1, 2017, p. 11-31. ». En effet, les entreprises familiales sont plus d’un million et emploient 84% de femmes selon une étude menée par Azadeh Kian-Thiébaut [4]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Gender Social Relations and the Challenge of Women’s Employment », in Middle East Critique, vol. 23, 2014, p. 333-347. auprès de 10 350 femmes âgées de plus de 15 ans. De plus, les familles se sont modernisées donc elles privilégient « une vision « moderne » de l’activité économique [5]BOURGEOT Rémi et COVILLE Thierry, « L’Iran : quelle politique économique face aux sanctions ? », Iris, 05/06/2018, disponible sur : … Continue reading » qui ne reproduit pas, ou du moins pas autant, les normes sexuées.
Cette forte participation économique des femmes dans le secteur informel a plusieurs explications. Elle s’explique en raison des stratégies du régime après la Révolution qui favorisaient le travail indépendant ce qui a développé ce secteur et ont créé « un environnement économique et du marché du travail qui ne favorise pas l’incorporation de la main-d’œuvre féminine [6]MOGHADAM Valentine M., « Iranian Women, Work, and the Gender Regime », Cairo Review of Global Affairs, n°29, Spring 2018, disponible sur : … Continue reading ». Il faut aussi prendre en compte les considérations des conservateurs qui « estiment que le travail des femmes à l’extérieur du foyer ne doit être autorisé que s’il s’avère nécessaire pour la survie de la famille et à condition d’être au service exclusif de la population féminine [7]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Présidentielle en Iran : les femmes à l’offensive », The Conversation, 15/05/2017, disponible sur : … Continue reading ». De plus, « la crise économique et le manque d’opportunités d’emploi dans le secteur formel ont poussé un nombre croissant de femmes à chercher du travail dans le secteur informel, bien que les statistiques officielles ne tiennent pas compte de leurs activités [8]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Gender Social Relations and the Challenge of Women’s Employment », in Middle East Critique, vol. 23, 2014, p. 333-347. ». En effet, les chiffres délivrés par le Centre statistique d’Iran [9]Statistical Center of Iran, A Selection of Labor Force Survey Results, disponible sur : https://www.amar.org.ir/english/Statistics-by-Topic/Labor-force concernant la période du 21 mars 2014 au 19 mars 2015 incluent uniquement l’économie formelle et mettent en exergue l’écart entre le taux de participation économique des hommes et des femmes âgés de 10 ans et plus, avec seulement de 12 % pour les femmes contre 62,5 % pour les hommes, alors que la population féminine représente presque la moitié de la population iranienne.
Il ne faut donc pas se référer aux simples données du gouvernement car les Iraniennes sont bien présentes dans l’économie informelle qui leur donne la possibilité d’être indépendantes économiquement à travers l’exercice d’un emploi. Toutefois, le revers de cette participation des femmes au secteur économique informel réside dans le fait qu’elles se retrouvent souvent confinées à la sphère privée et écartées des postes décisionnels. Leur travail n’est pas valorisé ni reconnu car elles ne sont pas perçues comme de réelles employées. À cela s’ajoute la précarité de leur statut dans le secteur informel car elles disposent peu souvent d’un contrat de travail ou d’une couverture sociale. Les métiers qu’elles occupent dans le secteur informel sont assez divers. Il peut être question d’entreprises de beauté et de vêtements à domicile, ou bien consister à la confection et la vente de bijoux et de repas, ou encore être en lien avec la proposition de tutorat ou de conseils dans différents domaines.
La participation des femmes à la vie économique, devenue indispensable, permet alors de faire prendre conscience à la société du potentiel économique que représentent les femmes. L’impact social de l’activité croissante des femmes dans le secteur économique, également marqué par les normes islamiques, est donc non négligeable sur l’ensemble de la société. L’activité économique des femmes n’est pas seulement bénéfique pour leur indépendance, leur insertion dans la société et leur prise de confiance, mais recèle surtout une importance capitale dan
s « la transformation des relations de genre [10]KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Genre, travail et politique en Iran », Bulletin de l’association de géographes français, 94-4, 2017, p. 600-613. » qui tendent à être moins inégalitaires. En effet, en période de crise économique la République islamique s’adapte en prenant conscience des réalités sociétales, ce qui se traduit par des entreprises plus enclines à favoriser les compétences de l’individu plutôt que son genre. Cette rationalisation de la société favorise donc la réduction des inégalités de genre dans le monde du travail qui retranscrit les règles religieuses conservatrices délimitant les activités de la femme à sa capacité à remplir son devoir de mère et d’épouse.
Par ailleurs, d’une certaine manière les sanctions économiques à l’encontre des exportations de pétrole peuvent participer à mettre fin à la division sexuelle qui règne dans le marché du travail iranien. En effet, avec 80% des revenus de l’État iranien qui reposent sur les hydrocarbures, l’Iran entre dans la catégorie des pays où il existe un lien entre la nature dictatoriale du régime et son économie fondée sur la rente pétrolière [11]COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007.. Paradoxalement, en étant obligé de se détourner du pétrole contrôlé en majeure partie par des entreprises d’Etat, le pays va devoir diversifier ses sources de revenus et sera contraint de prendre en considération le potentiel économique non utilisé que représentent les femmes.
Pour citer cet article : Deborah Rouach, ” Comprendre les mutations qui affectent l’Iran à travers la question de la condition des femmes”, Mémoire de master, sous la direction de M. Thierry Coville, Iris Sup’, 2019, 56 p.
References
↑1 | KHAVAND Fereydoun, « L’économie iranienne dans la tourmente », Esprit, vol. juin, n° 6, 2012, p. 101-116. |
---|---|
↑2 | ADELKHAH Fariba, Les paradoxes de l’Iran : idées reçues sur la République islamique, op.cit., p. 134. |
↑3 | VAHABI Mehrdad et COVILLE Thierry, « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, vol. 229, n°1, 2017, p. 11-31. |
↑4, ↑8 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Gender Social Relations and the Challenge of Women’s Employment », in Middle East Critique, vol. 23, 2014, p. 333-347. |
↑5 | BOURGEOT Rémi et COVILLE Thierry, « L’Iran : quelle politique économique face aux sanctions ? », Iris, 05/06/2018, disponible sur : https://www.iris-france.org/113961-liran-quelle-politique-economique-face-aux-sanctions/ |
↑6 | MOGHADAM Valentine M., « Iranian Women, Work, and the Gender Regime », Cairo Review of Global Affairs, n°29, Spring 2018, disponible sur : https://www.thecairoreview.com/essays/iranian-women-work-and-the-gender-regime/ |
↑7 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Présidentielle en Iran : les femmes à l’offensive », The Conversation, 15/05/2017, disponible sur : https://theconversation.com/presidentielle-en-iran-les-femmes-a-loffensive-77348 |
↑9 | Statistical Center of Iran, A Selection of Labor Force Survey Results, disponible sur : https://www.amar.org.ir/english/Statistics-by-Topic/Labor-force |
↑10 | KIAN-THIÉBAUT Azadeh, « Genre, travail et politique en Iran », Bulletin de l’association de géographes français, 94-4, 2017, p. 600-613. |
↑11 | COVILLE Thierry, Iran, la révolution invisible, La découverte, 2007. |