Conquête spatiale : les figures féminines dans l’ombre d’un récit masculin

Temps de lecture : 16 minutes

09.03.2022

Anaïs Gancel

La conquête spatiale, depuis le siècle dernier, a été le théâtre de rivalités entre différents pays, notamment les États-Unis et l’URSS lancés dans une course à l’espace. De cette course, on retient des moments historiques et des noms entrés dans la légende : Neil Armstrong, le premier homme sur la lune, Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace, et même Laïka, le premier chien envoyé en dehors de l’atmosphère. La présence des femmes dans ce secteur reste minoritaire, celles-ci ayant historiquement subi une exclusion du monde de l’aéronautique, ainsi que de la production scientifique en général. L’histoire, telle qu’elle est racontée, est le fruit d’un choix bien réfléchi : elle témoigne d’une volonté de représentation du masculin. Or, ces figures féminines ont bel et bien existé dans les milieux scientifique et spatial ; elles ont simplement été tues au profit d’une narration masculine, qui met en avant les hommes et perpétue les stéréotypes de genre et la représentation genrée des rôles sociaux.

La place des femmes dans le milieu spatial a, certes, pris un peu d’ampleur mais elles restent minoritaires. De plus en plus diplômées et performantes, les femmes peinent pourtant toujours à atteindre les plus hauts niveaux de la hiérarchie. Selon l’ONU, seules 11% des astronautes sont des femmes, et le pourcentage de femmes dans l’industrie aérospatiale stationne à 20% depuis au moins 30 ans[1]Nations Unies, « Only around 1 in 5 space industry workers are women”, UN News, 4 Octobre 2021, https://news.un.org/en/story/2021/10/1102082. Les chercheuses dans les domaines des sciences, de la technologie, les mathématiques et de l’ingénierie sont également sous-représentées : elles ne constituent que 28,8% des personnes travaillant dans ce secteur à l’échelle mondiale[2]Ibid). De plus, parmi les 560 personnes à avoir effectué un voyage dans l’espace, à peine 70 sont des femmes. Enfin, seuls 19% des postes de direction du secteur de l’aérospatial et de la … Continue reading.

Nous allons donc questionner la place des femmes dans les sciences et dans la production de savoirs à travers la question de la conquête spatiale. Delphine Gardey, historienne et sociologue, s’est posée la question suivante : « qui a pu (qui peut) produire des sciences dans les sociétés occidentales ?[3]Delphine Gardey, « La part de l’ombre ou celle des lumières ? Les sciences et la recherche au risque du genre », Travail, genre et sociétés, vol. 14, no. 2, 2005, pp. 29-47. ». Cela nous amène à nous demander qui a produit la connaissance et la science dans le cadre de la conquête spatiale : à quel point cette production a-t-elle été influencée par l’environnement socio-culturel dominant – dans le cas de notre étude, un environnement patriarcal ? Dans quelle mesure la contribution féminine a-t-elle été empêchée et invisibilisée ?

Les figures cachées de la course à l’espace

Parmi les figures cachées de la course à l’espace et du monde de l’aéronautique, on compte de nombreuses femmes, notamment afro-américaines : parmi elles, Katherine Johnson, Mary Jackson et Dorothy Vaughan, calculatrices et véritables ordinateurs humains ayant largement contribué à la réussite des projets de la NASA. Dans un contexte de ségrégation raciale pesante, à la fois dans la société en général et dans les centres de recherche, leurs parcours n’en sont que d’autant plus brillants : « À l’époque, les possibilités pour les femmes de progresser dans leur carrière étaient limitées. Les femmes afro-américaines étaient confrontées à des obstacles supplémentaires en raison de la discrimination raciale[4]Margot Lee Shetterly, Hidden Figures: The Untold True Story of Four African-American Women who Helped Launch Our Nation Into Space. New York: William Morrow and Company, 2016. ». Victimes de profondes inégalités et d’injonctions sexistes et racistes, elles restent longtemps dans l’ombre de leurs collègues masculins.

Ces postes de calculatrices ont d’abord été ouverts aux femmes blanches à partir de 1935 ; puis aux femmes noires à partir de 1943, en grande partie à cause d’un manque de main d’œuvre lors de la Seconde Guerre Mondiale. Les trois femmes dont la postérité a retenu le nom ont commencé leur carrière au sein de la Section Informatique de la Zone Ouest, un centre exclusivement afro-américain. Par leurs prouesses et calculs couronnés de succès, Dorothy Vaughan et Mary Jackson sont devenues respectivement la première manager femme afro-américaine de la NACA (National Advisory Committee for Aeronautics) en 1949 et la première ingénieure femme afro-américaine de la NASA (National Aeronautics and Space Administration). Katherine Johnson, quant à elle, a contribué grandement, par ses travaux, au projet Apollo et au premier pas de l’Homme sur la Lune[5]Ibid.

La transformation de NACA en NASA en 1958 a coïncidé avec la suppression des centres de recherche ségrégés. Pourtant, les femmes, surtout afro-américaines, n’ont pas été davantage mises en avant. Ce n’est que récemment, avec le film « Figures de l’Ombre » sorti en 2016, qu’on a rendu hommage à ces trois scientifiques dont le travail a été absolument capital dans la course à l’espace, notamment pour la mise en orbite de l’astronaute John Glenn et pour l’alunissage de Neil Armstrong. Il a donc fallu attendre près d’un demi-siècle pour reconnaître les autrices de ces travaux, pourtant primordiaux pour l’aéronautique et pour la science.

Cette absence de reconnaissance ne relève malheureusement pas de l’exception. Dans l’Histoire, les femmes ont régulièrement été mises de côté pour le simple fait qu’elles soient des femmes. Comme le démontrent les noms des nombreuses femmes scientifiques non cités dans les travaux auxquels elles ont pourtant grandement contribué, ou dont le travail a été volé par leurs collègues masculins. Ce phénomène a été conceptualisé par Margaret W. Rossiter en 1993 et prend pour nom « l’effet Matilda » : il s’agit du fait de minimiser ou nier l’implication des femmes dans une grande découverte scientifique. On peut par exemple nommer l’astronome Cecilia Payne-Gaposchkin, qui a découvert la composition des étoiles en 1924 : alors qu’elle s’apprêtait à rendre ses travaux publics, le professeur Henry Russel l’en a empêché puis a publié lui-même la découverte quelques années plus tard, ce qui lui a valu sa nomination pour le prix Nobel de physique[6]Etienne Allais, « 7 femmes scientifiques dont le travail a été volé par des hommes », Entre-Autre, https://entre-autre.fr/7-femmes-scientifiques-dont-le-travail-a-ete-vole-par-des-hommes/. L’histoire se répète avec Lise Meitner, physicienne juive qui a découvert la fission nucléaire en 1938, une découverte au nom de laquelle Otto Hahn a reçu tous les lauriers et le prix Nobel de chimie en 1944.

Ces nombreux exemples confirment l’existence d’un schéma récurrent. Ils ne représentent pas que de simples « anecdotes » ou « oublis », mais sont bien les symptômes d’une mise à l’écart systématique pour des raisons précisément systémiques.

L’inégalité des sexes dans le domaine des sciences exactes

L’inégalité entre les sexes est un problème bien répandu dans le domaine des sciences, mais aussi de la technologie, des mathématiques et de l’ingénierie. Dès le lycée et les études supérieures, les garçons sont sur-représentés dans les filières scientifiques et techniques. Cette inégalité prend sa source à la fois dans une socialisation primaire différente et dans le fonctionnement de l’institution académique[7]Isabelle Backouche, Olivier Godechot, Delphine Naudier, « Un plafond à caissons : les femmes à l’EHESS », p. 253-274, 2009..

Christine Wenneras et Agnes Wold, chercheuses en médecine, ont étudié le cas des candidatures en doctorat biomédical pour tenter d’expliquer le faible nombre de femmes retenues. Elles dénoncent des critères implicites de sélection et un fonctionnement in fine discriminatoire[8]Christine Wennerås, Agnes Wold, “Nepotism and sexism in peer-review”. Nature 387, 1997. Leur étude montre que les performances féminines sont souvent sous-estimées et qu’une femme candidate devait être 2,5 fois plus productive qu’un homme candidat pour recevoir le même score de compétence. Un manque d’objectivité est de plus observé : lorsque le jury connaît le sexe du candidat, le travail d’un homme est mieux noté que celui d’une femme. Lors que le sexe n’est pas précisé, les notes sont similaires[9]Ibid.

Elles en concluent qu’il ne s’agit pas d’un manque de motivation ou de productivité féminine, mais bien d’une discrimination liée au genre. Dans le domaine spatial, l’excuse d’un soi-disant différentiel de productivité entre les femmes et les hommes est également vite écartée : dans les années 1970, un groupe de femmes pilotes et parachutistes nommé « Mercury 13 » l’a prouvé en réalisant les mêmes tests physiques et psychologiques que ceux auxquels sont soumis les astronautes masculins. Tout aussi capables et réussissant aussi bien les tests que leurs collègues masculins[10]Maxime Tellier, « Les femmes dans l’espace : une conquête inégale », France Culture, 18 Octobre 2019, https://www.franceculture.fr/histoire/les-femmes-dans-lespace-une-conquete-inegale , elles justifient, de plus, de 8 000 à 10 000 heures de vol pour 2 900 à 5 100 heures pour leurs homologues masculins. Pourtant, elles se sont vues refuser l’entrée à la NASA[11]Laetitia Theunis, « Les femmes, ces oubliées de la conquête de l’espace », Daily Science, 12 Mars 2021, https://dailyscience.be/12/03/2021/les-femmes-ces-oubliees-de-la-conquete-de-lespace/.

Si l’inégalité dans l’accès à la carrière d’astronaute n’est pas due à un manque d’aptitudes des femmes, alors elle s’inscrit dans des « formes de pression plus subtiles visant à dissuader les filles d’étudier dans ces filières[12]Thomas Breda, « 5. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes en science ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, 2014, pp. 99-116. ».

La socialisation primaire différente entre les femmes et les hommes, les stéréotypes de genre et les diverses pressions sociales jouent un rôle important dans le choix de carrière[13]Isabelle Backouche, Olivier Godechot, Delphine Naudier, « Un plafond à caissons : les femmes à l’EHESS », p. 253-274, 2009.. Grandir en apprenant que certains métiers sont faits pour les femmes et d’autres pour les hommes, additionné à la difficulté d’accès à la formation pour les filles pendant des siècles, ont joué un rôle crucial dans la croyance qu’elles seraient moins compétentes que les hommes et n’auraient pas leur place dans le milieu des sciences exactes. Le fait que les femmes aient généralement à prouver leur crédibilité et aptitudes bien plus que les hommes ne facilite pas l’orientation des filles vers des carrières historiquement réservées aux hommes.

Pour Margaret W. Rossiter, historienne des sciences et à l’origine du terme « effet Matilda », la communauté universitaire et scientifique, majoritairement masculine, sous-estime la contribution des femmes[14]Margaret W Rossiter, “Women Scientists in America, Struggles and Strategies to 1940”, 1982. . D’une part, la logique du plafond de verre n’épargne pas le monde scientifique et spatial. L’existence d’une « ségrégation hiérarchique » ralentit la montée hiérarchique des femmes au cours de leur carrière. D’autre part, ce qu’elle appelle la « ségrégation territoriale » relègue les femmes à des disciplines scientifiques jugées plus « féminines » comme la santé publique ou la biologie, par exemple, les excluant ainsi des sciences dites « dures »[15]Ibid.

Cette inégalité est de plus expliquée par la division traditionnelle du travail dans la famille. Jean-Yves Le Gall, président du Centre National d’Etudes Spatiales, précise : « Si historiquement, le métier d’astronaute a toujours été majoritairement masculin, cela s’explique notamment par le fait que la préparation pour être astronaute présuppose de quitter son domicile très longtemps et il est parfois compliqué pour une jeune femme de faire ce choix lorsqu’elle souhaite avoir des enfants ou une vie de famille.[16]Jade Clervoy, “Les femmes à la conquête de l’espace », Feminists in the City, 5 Octobre 2020, https://www.feministsinthecity.com/blog/les-femmes-a-la-conquete-de-l-espace » La femme est très vite assignée au foyer, reléguée au domaine privé. Les petites filles grandissent en intériorisant les rôles sociaux dominants et notamment celui qu’elle doit jouer. Historiquement, la construction de l’identité sociale des femmes – essentiellement bourgeoises – se fait souvent au sein de la seule sphère privée. L’homme travaille, se focalise sur sa carrière et l’on attend de lui qu’il soutienne financièrement sa famille. La femme est quant à elle chargée de l’éducation des enfants et de la gestion du foyer. Les standards ne sont donc pas au même niveau, et l’accès des femmes, tout d’abord à une carrière professionnelle, et ensuite dans le cas de notre étude à une carrière d’astronaute demandant un investissement personnel particulièrement accentué, est soumis à ces stéréotypes.

Ces expressions cumulées de la domination masculine au sein de la communauté scientifique provoquent une auto-censure des femmes[17]Carrere, Louvel, Mangematin, Marry, Musselin, Pigeyre, Sabatier, Valette, « Entre discrimination et auto-censure : les carrières des femmes dans l’enseignement supérieur et la recherche. », … Continue reading. Lors du choix des filières, on remarque qu’elles se dévalorisent et se croient moins capables d’accéder à une carrière scientifique. Cette peur est également due à un manque de représentation : il a peu de figures connues de femmes dans le domaine scientifique, de « rôles modèles ».

En économie, la méthode des « rôles modèles » consiste à « faire interagir les étudiantes avec des scientifiques femmes à qui elles peuvent s’identifier. […] De nombreuses recherches montrent ainsi qu’avoir une femme comme professeur dans les matières scientifiques améliore à la fois le niveau des étudiantes dans ces matières et leur probabilité de poursuivre des études scientifiques[18]Thomas Breda, « 5. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes en science ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, 2014, pp. 99-116. ». L’invisibilité des figures féminines dans l’Histoire et les sciences joue un rôle dans l’auto-censure des femmes. Lorsqu’une petite fille grandit, et cela est d’autant plus flagrant pour les femmes de couleur, elle est soumise à des publicités de femmes accomplissant des tâches ménagères, à des films dans lesquels les femmes sont réduites à leur corps et à leur sexualité, incarnant au mieux l’intérêt amoureux du héros masculin. Au contraire, elle ne voit pas ou peu de femmes dans des positions de pouvoir ou mises en valeur pour leur intelligence.

Yaël Nazé, astronome à l’Institut d’astrophysique et de géophysique de l’université de Liège, ajoute : « Il ne s’agit pas d’un manque d’envie ou de motivation. Cette sous-représentation des femmes est un problème davantage culturel et sociétal que scientifique. […] Dans les années 1960, la NASA a prétendu que l’absence de femmes s’expliquait par leur désintérêt pour l’exploration spatiale. Or, on a découvert que l’agence américaine recevait de nombreuses lettres de fillettes fascinées par l’espace, qui demandaient des conseils sur les études à suivre pour devenir astronautes ![19]Pascal Paillardet, « Exploration spatiale : les femmes en quête d’espace », La Vie, 01 Mars 2021, … Continue reading »

Pour cela, une héroïne apparaissant dans la série Star Trek dans les années 1960 a aidé à faire évoluer les mentalités : c’est la lieutenante et astronaute Uhura, incarnée par l’actrice afro-américaine Nichelle Nichols. Dans un contexte de lutte contre la ségrégation raciale, cette dernière intègre d’ailleurs la NASA en tant que militante pour encourager non seulement les femmes mais aussi les personnes issues de minorités à oser candidater[20]L. Jean, « Les femmes et la conquête spatiale : une ascension difficile », Les Potiches, 11 mars 2021, … Continue reading. Le rôle de la culture, du cinéma, de la représentation est absolument crucial pour fournir des modèles et donner une crédibilité, une légitimité aux femmes souhaitant se lancer sur cette voie. En cela, le cinéma a eu une longueur d’avance remarquable par rapport à ce qu’il en était dans la réalité.

Un sexisme systémique

Il a fallu attendre 1978 pour que la NASA ouvre les portes des centres d’entraînement d’astronaute aux femmes. En effet, les astronautes devaient obligatoirement être détenteurs d’un diplôme en ingénierie et être pilotes d’essai militaires de métier, domaines alors réservés aux hommes.

Après 1978, les rares femmes à accéder au corps très sélectif des astronautes aux Etats-Unis sont confrontées à un monde construit par et pour des hommes. Les vaisseaux spatiaux sont conçus pour les hommes et pas pour un équipage mixte. L’ouverture tardive du secteur aux femmes rend la révision et l’adaptation des équipements compliquée – probablement vue comme une perte de temps dans la course à l’espace – à l’image des toilettes qui ne sont pas prévues pour l’anatomie féminine[21]Abigail Beall, “How NASA failed female astronauts and built space travel for men”, Wired, 22 Mai 2019, https://www.wired.co.uk/article/nasa-moon-women-astronauts.

Faute de combinaisons à leur taille, les astronautes Anne McClain et Christina Koch qui devaient participer à la première sortie spatiale exclusivement féminine en mars 2019 ont vu leur mission annulée. Les combinaisons étaient adaptées et prévues selon les mensurations moyennes masculines. C’est finalement un homme astronaute, Nick Hague, qui a pris la place d’Anne McClain pour la mission[22]Dylan Taylor, “What the Last Decade Taught Us About Women in Space”, Dylan Taylor, 17 Juillet 2020, https://dylantaylor.org/what-the-last-decade-taught-us-about-women-in-space/. Qu’une organisation de l’importance et de la taille de la NASA se révèle incapable de fournir des combinaisons à la taille de ses astronautes paraît absolument lunaire, les opérations spatiales nécessitent des années de préparation, de multiples vérifications du matériel et d’immenses investissements. Ne pas pouvoir envoyer une astronaute en mission parce que la combinaison adaptée n’a pas pu être prévue à temps est révélateur d’une grande négligence.

Un administrateur de la NASA, Kenneth Bowersox, s’était également plaint de la petite taille des femmes en comparaison des hommes, qui les rendait « moins aptes à atteindre certaines choses[23]Jade Clervoy, “Les femmes à la conquête de l’espace », Feminists in the City, 5 Octobre 2020, https://www.feministsinthecity.com/blog/les-femmes-a-la-conquete-de-l-espace ». Le problème vient-il réellement de la prétendue ‘trop petite’ taille des femmes ou bien d’une organisation incapable d’adapter ses appareils à tous les astronautes ?

Sally Ride, astrophysicienne et astronaute américaine, faisait partie de la toute première promotion d’astronautes femmes à la NASA en 1978. Elle a fait face à de nombreuses remarques sexistes : « Les hommes partent faire la guerre et pilotent les avions. Le fait que les femmes ne soient pas dans ce domaine est un fait de notre ordre social. Cela serait indésirable[24]Erin Blakemore, “When Sally Ride Took Her First Space Flight, Sexism Was the Norm”, History, 6 Mars 2019, https://www.history.com/news/sally-ride-first-astronaut-sexism », affirme son collègue John Glenn. Cette relégation de la femme à une place préétablie selon l’ordre social se reflète également dans ce que l’on estime être ses besoins dans l’espace : les astronautes hommes bénéficiant d’un ‘kit rasage’ pour leurs missions, les ingénieurs préparent donc un ‘kit maquillage’ qu’ils pensent être un équivalent nécessaire aux femmes. Sally Ride racontait d’ailleurs lors d’une interview en 1983 : « Tout le monde voulait savoir quel genre de maquillage je prenais. Ils ne se souciaient pas de savoir si j’étais bien préparée […] pour déployer des satellites de communication.[25]Ibid » Dans ces interviews, elles se voyaient également poser des questions non relatives à leurs compétences mais à propos de leur vie privée ; on a demandé par exemple à Margaret Rhea Seddon « si elle renoncerait à être astronaute si elle rencontrait l’homme parfait » ou « si elle avait subi une agression sexuelle[26]Abigail Beall, “How NASA failed female astronauts and built space travel for men”, Wired, 22 Mai 2019, https://www.wired.co.uk/article/nasa-moon-women-astronauts ».

Enfin, l’ignorance du corps des femmes est flagrante : pour une mission d’une semaine, Sally Ride s’est vue proposer d’emmener la quantité astronomique de 100 tampons au cas où elle aurait ses règles[27]Felix Bekkersgaard Stark, “Too few women in space”, DI Business, 04 Décembre 2019, https://www.danskindustri.dk/di-business/arkiv/news/2019/12/Too-few-women-in-space/.

Ces négligences ont eu de nombreuses conséquences, et particulièrement le manque criant de données sur les femmes astronautes et sur l’impact des voyages dans l’espace sur leurs corps.

Dans les années 1950, lorsque les directives relatives à la condition physique des astronautes ont été mises en place, les données de santé des femmes ont été largement ignorées. Margaret Weitekamp, présidente du département d’histoire de l’espace au Smithsonian National Air and Space Museum, précise : « l’absence de référence physiologique [pour les femmes] n’a fait honte à personne. Les scientifiques de l’aérospatiale ont simultanément déclaré que les femmes étaient trop compliquées et en grande partie non pertinentes.[28]Margaret Weitekamp, « Right Stuff, Wrong Sex: America’s First Women in Space Program”, 2005. »

On connaît la manière dont le corps masculin réagit aux caractéristiques d’un environnement spatial ; au contraire, des lacunes subsistent sur la façon dont le corps féminin est affecté. Ces différences n’étaient pourtant pas inattendues : « Nous savons notamment que la susceptibilité aux radiations cancérigènes et les réactions du système immunitaire sont différentes sur Terre pour les femmes, et que cela pourrait être plus problématique dans l’espace également.[29]Abigail Beall, “How NASA failed female astronauts and built space travel for men”, Wired, 22 Mai 2019, https://www.wired.co.uk/article/nasa-moon-women-astronauts » Sur Terre, les femmes sont déjà lourdement désavantagées en matière de santé ; le milieu de la médecine continue de perpétuer des préjugés et traditions sexistes, qui contribuent à la méconnaissance du corps des femmes ainsi que des symptômes féminins pour les infarctus ou les cancers, par exemple. Véronique Préault, réalisatrice du documentaire ‘Femmes, les oubliées de la santé’, dénonce les inégalités de traitement et d’accès aux soins entre les femmes et les hommes, montrant que « les patientes sont moins bien diagnostiquées, se dépistent moins et sont donc moins rapidement soignées[30]Emma Ruffenach, « Le corps des femmes, angle mort de la médecine », La Croix, 20 avril 2021, https://www.la-croix.com/Culture/Le-corps-femmes-angle-mort-medecine-2021-04-20-1201151797 ». Ces inégalités persistent en dehors de l’atmosphère, dans un environnement qui serait propice au progrès. Autant de zones d’ombres qui pourraient être éclaircies grâce à un nombre plus important de femmes astronautes – rappelons-le, seulement 12% des personnes envoyées dans l’espace ont été des femmes.

Pourtant, diverses études montrent petit à petit que le corps féminin possède certaines qualités préférables à celles du corps masculin, et pourrait faire d’elles des astronautes plus efficaces : en général, il demande moins de nourriture et d’oxygène que celui d’un homme pour maintenir son poids, et produit moins de déchets et de dioxyde de carbone. Le système immunitaire des femmes est généralement plus solide et elles ont tendance à mieux gérer les risques de santé mentale[31]Starre Julia Vartan, “Why Women’s Bodies Are Better Suited for Space Travel”, The Elemental, 2019.. Le programme « Women in Space » créé en 1959 par William Randolph Lovelace pour soumettre des femmes aux tests d’aptitude pour les voyages dans l’espace, en arrive aux conclusions suivantes : d’une part, « les femmes sont régulièrement plus performantes que les hommes dans des situations d’isolement prolongé » ; d’autre part, « les hommes sont plus performants dans les missions à court terme, tandis que les femmes sont plus performantes dans les missions plus longues qui peuvent comporter des défis inattendus [32]Ibid.».

Les femmes dans la conquête spatiale, un exemple de « tokénisme » ?

Ce qu’il faut également prendre en compte, c’est le fait que les rares candidates femmes à être considérées pour rejoindre le corps des astronautes ont été instrumentalisées. Les grandes puissances souhaitent battre tous les records – premier voyage dans l’espace, premier homme sur la Lune et très vite, première femme dans l’espace. Dans ce contexte de course à l’espace, la contribution féminine paraît relever d’un quota à atteindre, et plus précisément de tokénisme, autrement dit le fait d’inclure symboliquement quelques membres de groupes minoritaires pour faire preuve d’un semblant d’égalité et d’inclusion et pour échapper aux accusations de discrimination.

Ce n’est pas tant le fait d’envoyer une femme qui est important à ce moment, mais précisément le symbole qu’elle représentera : cette diversité de façade est soigneusement calculée. C’est pourquoi le choix de la première femme cosmonaute, la soviétique Valentina Terechkova, n’est pas un hasard : il est politique. D’origine prolétarienne, fille d’un héros de guerre, et membre du parti communiste, elle va servir de porte-drapeau pour l’Union soviétique. L’image qu’elle renvoie correspond au symbole de la femme libre telle qu’elle est représentée dans le nouveau monde socialiste.

Le concept du tokénisme implique également le choix d’individus token car ils correspondent à l’image, socialement acceptable, que l’on veut leur donner. Les deux autres candidates – Irina Soloviova et Valentina Ponomariova – au programme spatial soviétique, pourtant bien meilleures que Valentina Terechkova sur le plan théorique et pratique, seront écartées de la sélection du fait de leurs personnalités peu malléables : elles sont considérées comme trop indépendantes, sûres d’elles et franches. Valentina Terechkova, au contraire, reçoit les éloges du responsable du centre d’entraînement Nikolaï Kamanine : elle est modeste et est « un modèle de bonnes manières ».

La femme « token » de la mission est utilisée pour soigner l’image de l’institution, et incarner un semblant d’inclusivité dans le secteur alors qu’il reste dominé par les hommes. Dans les coulisses, aucun changement radical n’est effectué afin de lutter pour une égalité réelle, à tous les niveaux, et non performative.

Effectivement, l’envoi de Valentina Terechkova en 1963 avait tout d’une simple performance et non d’un véritable mouvement d’égalité et d’inclusion féminine. Elle n’a jamais refait de mission, malgré sa volonté et l’engouement international autour de son premier vol. Le corps soviétique des femmes cosmonautes a été dissous peu après et il a fallu attendre près de 19 ans pour qu’une deuxième femme, Svetlana Savitskaya, soit envoyée. Cette dernière raconte d’ailleurs « qu’à son arrivée dans la station spatiale Salyut 7, le commandant l’a accueillie avec un tablier de cuisine en lui disant de se ‘mettre au travail’ – malgré le ton humoristique derrière cette anecdote, cela démontre la mentalité de l’époque.[33]Jade Clervoy, “Les femmes à la conquête de l’espace », Feminists in the City, 5 Octobre 2020, https://www.feministsinthecity.com/blog/les-femmes-a-la-conquete-de-l-espace »

La NASA a annoncé en 2019 sa volonté d’envoyer une femme et un homme sur la Lune d’ici à 2024, orchestrant ainsi l’alunissage de la première femme. Ce projet exclut l’éventualité que deux femmes soient envoyées, donnant l’impression d’un simple exercice de « diversité ». Selon Adeene Denton, spécialiste des sciences planétaires pour l’Université Brown, cette annonce, c’est « comme si la Nasa envoyait une femme et que c’était ‘une et c’est tout’, ce qui, je l’espère, n’est pas le but recherché[34]Abigail Beall, “How NASA failed female astronauts and built space travel for men”, Wired, 22 Mai 2019, https://www.wired.co.uk/article/nasa-moon-women-astronauts ». Elle poursuit : « je pense que la formulation de leurs plans actuels, malgré la bonne intention probable derrière eux, est beaucoup plus symbolique qu’édifiante[35]Ibid. ». Rendre la participation des femmes non plus anecdotique mais systématique, pour leurs compétences et non comme un token à faire valoir, par exemple avec une représentation des femmes aux postes de pouvoir et de décision, est nécessaire pour déstabiliser les mécanismes institutionnels existants et encourager une inclusion réelle et non pas de façade.

Conclusion

La première femme astronaute européenne, la française Claudie Haigneré, a attendu 1996 pour sa première mission dans l’espace. En octobre 2019, les astronautes Christina Koch et Jessica Meir ont réalisé la première sortie exclusivement féminine dans l’espace, une mission symbolique et due de longue date. Il est vital que les femmes continuent de prendre une place méritée dans les milieux de l’aéronautique, des sciences, de la technologie et de l’innovation, non seulement pour un environnement plus démocratique mais aussi pour le succès des futures missions spatiales. Selon Simonetta Di Pippo, directrice du Bureau des Affaires Spatiales des Nations Unies, « l’espace pour les femmes est synonyme de renforcement de la sensibilisation, des capacités et des compétences, d’autonomisation des jeunes femmes et des filles dans le monde entier et de promotion de l’égalité des sexes[36]Nations Unies, « Only around 1 in 5 space industry workers are women”, UN News, 4 Octobre 2021, https://news.un.org/en/story/2021/10/1102082 ». Ce serait un moyen d’atteindre un, ou plusieurs, des 17 objectifs de développement durable de l’ONU, notamment l’objectif d’égalité entre les sexes.

La contribution féminine à la science est, selon les mots de Delphine Gardey, « une opportunité d’enrichissement et d’universalisation des sciences. […] Les études de genre ont transformé et transforment les conceptions ordinaires sur ce que sont les sciences et permettent d’en donner une vision plus réaliste[37]Delphine Gardey, « La part de l’ombre ou celle des lumières ? Les sciences et la recherche au risque du genre », Travail, genre et sociétés, vol. 14, no. 2, 2005, pp. 29-47. ». Les expériences féminines sont ancrées dans leurs espaces historiques, socio-culturels, géographiques propres qui leur permet d’apporter un regard nouveau sur la science, permettant de l’élargir, d’en réinventer les limites et le contenu. Il est primordial de relater le récit féminin de la conquête spatiale, de proposer aux femmes des figures du monde de l’aéronautique auxquelles elles peuvent s’identifier, en favorisant la diversité et l’inclusion dans le secteur aéronautique, afin qu’elles puissent ensuite contribuer à la production de science pour un futur plus inclusif et prospère.

Pour citer cet article : Anaïs Gancel, « Conquête spatiale : les figures féminines dans l’ombre d’un récit masculin » , 09.03.2022, Institut du Genre en Géopolitique.

References

References
1, 36 Nations Unies, « Only around 1 in 5 space industry workers are women”, UN News, 4 Octobre 2021, https://news.un.org/en/story/2021/10/1102082
2 Ibid). De plus, parmi les 560 personnes à avoir effectué un voyage dans l’espace, à peine 70 sont des femmes. Enfin, seuls 19% des postes de direction du secteur de l’aérospatial et de la défense sont occupés par des femmes((Ibid
3, 37 Delphine Gardey, « La part de l’ombre ou celle des lumières ? Les sciences et la recherche au risque du genre », Travail, genre et sociétés, vol. 14, no. 2, 2005, pp. 29-47.
4 Margot Lee Shetterly, Hidden Figures: The Untold True Story of Four African-American Women who Helped Launch Our Nation Into Space. New York: William Morrow and Company, 2016.
5, 9, 15, 25 Ibid
6 Etienne Allais, « 7 femmes scientifiques dont le travail a été volé par des hommes », Entre-Autre, https://entre-autre.fr/7-femmes-scientifiques-dont-le-travail-a-ete-vole-par-des-hommes/
7, 13 Isabelle Backouche, Olivier Godechot, Delphine Naudier, « Un plafond à caissons : les femmes à l’EHESS », p. 253-274, 2009.
8 Christine Wennerås, Agnes Wold, “Nepotism and sexism in peer-review”. Nature 387, 1997
10 Maxime Tellier, « Les femmes dans l’espace : une conquête inégale », France Culture, 18 Octobre 2019, https://www.franceculture.fr/histoire/les-femmes-dans-lespace-une-conquete-inegale
11 Laetitia Theunis, « Les femmes, ces oubliées de la conquête de l’espace », Daily Science, 12 Mars 2021, https://dailyscience.be/12/03/2021/les-femmes-ces-oubliees-de-la-conquete-de-lespace/
12, 18 Thomas Breda, « 5. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes en science ? », Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, 2014, pp. 99-116.
14 Margaret W Rossiter, “Women Scientists in America, Struggles and Strategies to 1940”, 1982.
16, 23, 33 Jade Clervoy, “Les femmes à la conquête de l’espace », Feminists in the City, 5 Octobre 2020, https://www.feministsinthecity.com/blog/les-femmes-a-la-conquete-de-l-espace
17 Carrere, Louvel, Mangematin, Marry, Musselin, Pigeyre, Sabatier, Valette, « Entre discrimination et auto-censure : les carrières des femmes dans l’enseignement supérieur et la recherche. », 2006.
19 Pascal Paillardet, « Exploration spatiale : les femmes en quête d’espace », La Vie, 01 Mars 2021, https://www.lavie.fr/actualite/sciences/exploration-spatiale-les-femmes-en-quete-despace-71557.php
20 L. Jean, « Les femmes et la conquête spatiale : une ascension difficile », Les Potiches, 11 mars 2021, https://lespotiches.com/monde/international/les-femmes-et-la-conquete-spatiale-une-ascension-difficile/
21, 26, 29, 34 Abigail Beall, “How NASA failed female astronauts and built space travel for men”, Wired, 22 Mai 2019, https://www.wired.co.uk/article/nasa-moon-women-astronauts
22 Dylan Taylor, “What the Last Decade Taught Us About Women in Space”, Dylan Taylor, 17 Juillet 2020, https://dylantaylor.org/what-the-last-decade-taught-us-about-women-in-space/
24 Erin Blakemore, “When Sally Ride Took Her First Space Flight, Sexism Was the Norm”, History, 6 Mars 2019, https://www.history.com/news/sally-ride-first-astronaut-sexism
27 Felix Bekkersgaard Stark, “Too few women in space”, DI Business, 04 Décembre 2019, https://www.danskindustri.dk/di-business/arkiv/news/2019/12/Too-few-women-in-space/
28 Margaret Weitekamp, « Right Stuff, Wrong Sex: America’s First Women in Space Program”, 2005.
30 Emma Ruffenach, « Le corps des femmes, angle mort de la médecine », La Croix, 20 avril 2021, https://www.la-croix.com/Culture/Le-corps-femmes-angle-mort-medecine-2021-04-20-1201151797
31 Starre Julia Vartan, “Why Women’s Bodies Are Better Suited for Space Travel”, The Elemental, 2019.
32, 35 Ibid.