Culture du viol : l’insoutenable légèreté des médias français

Temps de lecture : 12 minutes

04.04.2022

Lou Gougnot

« Papy Marcel, jugé pour un crime passionnel commis à 90 ans[1]M.T avec AFP, « Papy Marcel », jugé pour un crime passionnel commis à 90 ans, BFMTV, … Continue reading ». Le « crime passionnel » commis par Papy Marcel ? Ne supportant pas le refus de son amie, il lui fracasse le crâne avant de jeter son corps dans un fleuve. « Les baisers volés sont parfois les meilleurs ! » s’exclame Nadine Morano sur RMC[2]Nadine Morano, défendant la tribune dite « Deneuve » sur le droit à importuner, RMC, 10/01/2018, faisant l’apologie d’une agression sexuelle, justifiée par la « liberté d’être importunées[3]Tribune, Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle, Le Monde, 09/01/2018,https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une … Continue reading ». « DSK : l’homme qui aime les femmes sans modération » titre le journal Sud Ouest[4]Pierre-Yves Crochet, DSK : lhomme qui aime les femmes sans modération, SudOuest,16/05/2011, https://www.sudouest.fr/2011/05/16/dsk-l-homme-qui-aime-les-femmes-sans-moderation-398932-755.php?nic. À force de répétition, ces remarques malvenues et titres racoleurs passent inaperçus. Mais rien n’est innocent : le discours sexiste des médias français est systémique, et finit par nous persuader peu à peu à notre insu. La peine est double : tandis que les agresseurs sont confortés dans leurs actes, les victimes, elles, se retrouvent réduites au silence. Alors que l’on qualifie les agressions sexuelles qu’elles subissent de « dérapages », de « mains baladeuses », ou encore d’actes « d’amour passionnel », les victimes n’osent plus franchir la porte d’un commissariat. Comment expliquer, malgré les dénonciations féministes, la persistance du lien intrinsèque entre culture du viol et médias français ? Surtout, comment le déconstruire ?   

De la banalisation des violences de genre dans les médias français

Un violeur ou des violeurs ?

Culture du viol n. f. – « Ensemble de comportements qui banalisent, excusent et justifient les agressions sexuelles, ou les transforment en plaisanteries et divertissements. Le corps des femmes y est considéré comme un objet destiné à assouvir les besoins des hommes. Les commentaires sexistes abondent et ils créent un climat confortable pour les agresseurs. Dans une telle culture, la responsabilité de l’agression repose sur la victime, dont la parole est remise en cause  ».[5]Conseil du statut de la femme, https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/bibliotheque-des-violences-faites-aux-femmes/culture-du-viol/

Mœurs ancrées ou stratégie marketing ? Cette minimisation des faits, omniprésente dans les médias, est surtout le reflet d’un mécanisme psychologique qui permet de tenir éloignée une réalité que l’on ne souhaite pas voir. En effet, les violeurs types sont rarement des inconnus poursuivant leur victime dans une ruelle sombre, mais bien des Monsieur Tout-le-monde, un mari, un voisin, une personne de notre famille, bref, des hommes tout à fait intégrés dans la société. Dans les médias, ces affaires de viol sont néanmoins rarement mises en lumière, car il est plus commode de discréditer la victime plutôt que d’accepter que cette dure vérité ne devienne réalité : partout, mais pas chez moi.[6]Egalitaria, Le mythe des fausses accusations de viol, Egalitaria, 28/10/2018, https://egalitaria.fr/le-mythe-des-fausses-accusations-de-viol/

Le violeur peut aussi être, à notre plus grand désarroi, une personne que l’on admire et respecte : une célébrité, un politicien… Or, ces affaires « people » sont bien plus mises en lumière par les médias car elles génèrent de l’audience. En découle l’impression qu’il n’y a qu’un seul type d’accusé, toujours le même : celui de la célébrité trompée, prise au piège et innocente. La parole des victimes est de fait toujours remise en cause : elle fait ça « pour le buzz[7]Franceinfo, « Ces jeunes veulent faire du buzz » : l’homme au cœur du « JeremstarGate » réfute les accusations de viol, Franceinfo, 01/02/2018, … Continue reading », l’homme est trop beau, riche ou célèbre pour être un agresseur « le mec il peut avoir tout ce qu’il veut et il a pris une Ligue 2[8]Daniel Riolo sur RMC Sport à propos de l’accusation de viol contre Neymar, 09/06/2019, … Continue reading », etc.

Le mythe du « bon viol »

Les accusations de viol sont trop souvent balayées d’un revers de la main, peu prises au sérieux.

On reproche d’abord aux victimes de viol de ne pas apporter suffisamment de preuves matérielles. Pourtant, on observe généralement peu de signes de résistance physique sur le corps de la victime. Une étude suédoise de 2017 a par exemple établi que 70 % des femmes avaient été frappées de « paralysie involontaire » pendant le viol[9]Viol : Le saviez-vous ? Amnesty International, Novembre 2018, https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2018/11/did-you-know-this-about-rape/. Dans ces circonstances, quelles preuves fournir ? Comment dénoncer un viol, qui n’est non pas le fruit d’une contrainte physique, mais celui d’une pression psychologique ?

Il existe de fait le mythe du « bon viol[10]Philippe Brenot, Le bon viol !, Le Monde, 28/08/2020 , https://www.lemonde.fr/blog/sexologie/2020/08/28/le-bon-viol/ », celui commis par un inconnu dans une ruelle sombre, sous l’emprise de la force. En réalité, la victime connait bien souvent son agresseur : 35% des agresseurs sont le partenaire de la victime, 11 % un membre de sa famille, 21 % son ami ou son collègue, et 16% des victimes connaissent leur agresseur de vue[11]Insee, étude Femmes et hommes devant la violence, 22/11/2013 .

Les Français ont tendance à trouver qu’une bonne partie de ces viols n’en ont pas les critères, et qu’une bonne partie des personnes qui portent plainte ne sont pas de véritables victimes. Elles n’ont pas suffisamment pu ou su exprimer un refus[12]Ipsos, enquête Les Français.es et les représentations sur le viol et les violences sexuelles, décembre 2015, … Continue reading. Les rôles s’inversent : la victime devient l’accusée. On lui reproche de mentir, d’exagérer, de vouloir ternir la réputation de son agresseur, de vouloir « le buzz ». On sous-entend ici que les femmes qui portent plainte ne le font pas pour rendre justice, mais par vengeance ou haine des hommes.  D’après une enquête menée en février 2019 par Ispos et Mémoire Traumatique et Victimologie auprès de 1 000 personnes, plus de 30% des Français·e·s pensent qu’il est habituel que les victimes accusent à tort pour se venger[13]Enquête Ipsos et Mémoire Traumatique et Victimologie, Les Français-e-s et les représentations sur le viol et les violences sexuelles – vague 2 – 2019 vs 2015, … Continue reading.

Les médias français s’emparent de cette question aussitôt que l’affaire est susceptible d’intéresser l’audimat, stigmatisant la victime, et laissant toute la place aux propos de l’agresseur. « Cela fait mal, quand c’est injuste, quand c’est infondé, car moi, hier, on a fait pleurer mes enfants » déplore Nicolas Hulot, ancien ministre de la Transition écologique, accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes. Il se dit « dans une rage folle » et évoque « un cauchemar[14]Nicolas Hulot dément des rumeurs d’agression et de harcèlement sexuels, Le Monde, 08/02/2018 … Continue reading». On sous-entend que ce qui détruit la vie de l’agresseur n’est pas l’agression qu’il a commise, mais plutôt le témoignage de la victime, sur qui la culpabilité repose.

Elle l’a cherché 

L’enquête d’Ipsos et de Mémoire Traumatique et Victimologie démontre que 40% des Français·e·s pensent qu’une attitude provocante de la victime atténue la responsabilité du violeur, et qu’elle peut le faire fuir si elle se défend vraiment et 30% pensent qu’une tenue sexy excuse le violeur[15]Enquête Ipsos et Mémoire Traumatique et Victimologie, Les Français-e-s et les représentations sur le viol et les violences sexuelles – vague 2 – 2019 vs 2015, … Continue reading . La victime est donc régulièrement considérée comme fautive, en partie responsable des faits qu’elle ose dénoncer.

Les médias français alimentent le caractère systémique de cette culpabilisation de la victime. Si elle n’est pas moquée « aux dépens de sa compagne, ou ex-compagne, on ne sait plus trop[16]Niort : frappée alors qu’elle était enceinte, elle attend un autre enfant de son agresseur, La Nouvelle République, 02/03/2021, … Continue reading », on lui assène la responsabilité des coups qui lui sont portés « s’il se calme, elle replonge et lui ouvre la porte[17]Ibid ». Les rôles sont ainsi inversés : la victime cède, elle a le malheur de choisir le mauvais chemin, le mauvais partenaire, tandis que le sujet de l’action masculine est souvent ses « mains baladeuses[18]Tours : des plaintes pour des mains baladeuses dans le tram, La Nouvelle République, 16/03/2021, … Continue reading. Le corps des femmes est alors implicitement présenté comme objet soumis au désir masculin irrépressible, débordant. L’homme tue par amour, par passion, il ne peut apparemment pas se contrôler: « je n’ai rapidement plus existé que par les émotions extrêmes et rares que j’éprouvais[19]Eva Fonteneau, Lettre d’un violeur à sa victime, Une de Libération, 08/03/2021, … Continue reading ».

Ainsi, plutôt que d’exposer les faits, certains journalistes préfèrent abuser de métaphores malvenues, confortant l’immunité de l’agresseur. En parlant de « crime passionnel » ou « d’amoureux éconduit » et non de féminicide, les rapports de pouvoirs sont lissés. Le meurtrier est humanisé, l’audimat compatit d’autant plus – il est en effet plus aisé de s’identifier à un amoureux désillusionné qu’à un criminel. L’agresseur, présenté comme n’étant plus maître de lui-même, se retrouve donc dé-responsabilisé.

Cette romantisation des féminicides est une habitude de la presse sensationnaliste. Les meurtres de femmes ou de jeunes filles liés à leur genre sont traités dans un registre dramatique à coup de titres racoleurs : « Il l’aimait, il la perdait, il l’a tuée : un homme jugé devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales[20]Charlotte Coutard, Il l’aimait, il la perdait, il l’a tuée : un homme jugé devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales, France bleu, 19/04/2017, … Continue reading ». Les violences sexistes et sexuelles sont ainsi glamourisées pour vendre.

L’agresseur, ce prince charmant

Pour faire plus de vues, les médias français n’hésitent pas non plus à diffuser des agressions sexuelles en direct, afin de divertir leur audience. En 2016, Jean-Michel Maire, chroniqueur dans l’émission Touche pas à mon poste ![21]Émission Touche pas à mon poste !, dite « TPMP », sur C8, embrasse par exemple les seins de l’invitée Soraya Riffy après que celle-ci lui refuse un baiser[22]Émission Touche pas à mon poste !, Octobre 2016. S’en suivent alors de nombreux articles mettant uniquement en avant les remords de l’agresseur, qui s’auto-qualifie de « gros lourd » pour excuser son acte. « Tout le weekend il était mal, ça l’a vraiment meurtri parce que ce n’est pas lui. J’adore Jean-Mi et ça ne lui ressemble pas[23]Accusé d’agression sexuelle, Jean-Michel Maire fond en larmes et présente ses excuses, … Continue reading» , minimise son collègue Matthieu Delormeau. L’homme, présenté comme charmant, attire ainsi la compassion. L’ultime totem d’immunité de l’agresseur sexuel réside dans sa sympathie.

Pour atténuer la gravité des faits, les médias mettent en place un phénomène compensatoire. Ils s’appliquent à souligner à quel point l’accusé est respectueux, agréable, bon. Ils interrogent des proches de l’accusé, qui témoignent publiquement de leur soutien. Marlène Schiappa, alors Secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, publie en 2018 la tribune « Pourquoi les accusateurs de Nicolas Hulot bafouent la parole des femmes[24]Marlène Schiappa, alors Secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans la tribune « Pourquoi les accusateurs de Nicolas Hulot bafouent la parole des femmes », à … Continue reading ». Ce dernier, accusé de viol, est ainsi dépeint par la ministre comme un « homme charmant ». Difficile, donc, de déconstruire la culture du viol – même pour une féministe engagée.

En définitive, la parole des victimes est automatiquement remise en cause. Elles sont blâmées, accusées de briser la vie d’un agresseur au mieux bienveillant et innocent, au pire pris d’une passion dévorante et incontrôlable. Loin d’être inconséquente, cette liaison intrinsèque entre médias français et culture du viol est-elle pour autant inévitable ?

Du besoin impératif de déconstruire la culture du viol dans les médias

Loi du silence

Faire porter aux victimes la culpabilité de leurs accusations, c’est mettre sous silence celles qui parlent, et par extension, contrôler la parole des femmes. Aujourd’hui, en partie à cause de cette remise en question systématique de la parole des victimes que l’on accuse collectivement de vouloir attirer l’attention, 9 viols sur 10 ne sont pas dénoncés[25]Étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), sur les viols commis dans la capitale, 22/01/2016. Les femmes craignent en effet d’être mises en causes, moquées, humiliées, car elles ne sont pas victimes du « bon viol ». Elles ont accepté de prendre un verre, ont mis un décolleté, ont été chaleureuses. Elles n’ont pas réussi à dire non, à se débattre. Elles pensent avoir brisé la vie de leur agresseur. Toutes ces remarques sont omniprésentes dans le traitement médiatique de ces affaires. Loin d’être anodines, elles font porter à la victime la culpabilité du viol qu’elles ont subi, les condamnant ainsi au silence.

Les agresseurs, quant à eux, bénéficient ironiquement d’une impunité quasi-totale. Les violences de genre qu’ils commettent sont brouillées par le climat médiatique bienveillant dans lequel ils baignent en permanence. En 2017, 76% des enquêtes pour viols sont classées sans suite[26]Statistiques du ministère de la Justice, 2017. L’inconséquence de leurs crimes encourage les violences de genre : « si je te vois, je t’égorge, je te viole… Je sais que je prendrai jamais 20 ans[27]L’agresseur Florian Telle dans un message audio envoyé à l’influenceuse Lucile, dévoilé sur son compte Twitter @toomuchlucile2». L’agresseur, sûr de sa domination, ne prend même plus la peine de se dissimuler.

Le viol, structure du genre, biaise le journalisme

« Jamais semblables, avec nos corps de femmes. Jamais en sécurité, jamais les mêmes qu’eux. Nous sommes du sexe de la peur, de l’humiliation, le sexe étranger. C’est sur cette exclusion de nos corps que se construisent les virilités[28]Virginie Despentes, King Kong Théorie, Livre de Poche, 2017». Virginie Despentes, dans King Kong Théorie, envisage le viol comme un outil millénaire de domination et de contrôle des femmes, inhérent à la virilité : « Le viol (…) synthétise un ensemble de croyances fondamentales concernant la virilité[29]Ibid » . Elle ne perçoit pas le viol comme un acte de déviance, mais comme élément constitutif du genre masculin : l’homme contient la potentialité du viol.

Dès lors, les hommes, au sein d’un système d’oppression dont ils sont les agents passifs ou actifs, sont loin d’incarner la neutralité, la norme. Or, les femmes ne représentent aujourd’hui que 31% des journalistes dirigeantes[30]Ministère de la culture et Mediaclub elles, Femmes / hommes dans le métier du journalisme, réalisé par le Ministère de la culture et Mediaclub elles, 2017. Comment envisager un traitement médiatique neutre des violences de genre, dès lors que les hommes sont biaisés par la culture du viol ? « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes est suspect, car ils sont à la fois juge et partie » écrit Poulain de la Barre, philosophe et pro-féministe du XVIIe siècle[31]Poulain de la Barre, Traité de l’égalité des deux sexes, Belin, 1676. Les interventions journalistiques masculines étant ainsi intrinsèquement biaisées par la culture du viol, le journalisme français doit urgemment se repenser.

Ré-inventer le journalisme

Comment sensibiliser les journalistes, afin de déconstruire la culture du viol au sein des rédactions ? Si les avancées sont timides, certains médias français se placent en chef de file du mouvement. Mediapart, prenant exemple sur le New York Times, a par exemple spécialement créé le poste de « gender editor[32]Fiona Moghaddam, Gender editor : « il ne s’agit pas d’imposer mais d’impulser ! », France Culture, 09/10/2020, … Continue reading  ». Ce nouveau poste, occupé par la journaliste Lenaïg Bredoux, consiste à aiguiller les choix éditoriaux du journal, veillant à une plus grande inclusion, et à la lutte contre la culture du viol et les stéréotypes de genre. En lien avec l’ensemble des services, et en concertation avec les journalistes, Lenaïg Bredoux, veille à ce que les sujets traités par Mediapart n’oublient pas les femmes et s’emparent des problématiques qui leur sont spécifiques. De quoi inspirer ses confrères ?

Une autre solution résiderait en la formation et en la sensibilisation des journalistes. La rédaction d’une charte journalistique remédierait par exemple au traitement biaisé des violences sexuelles par les médias français. Elle pourrait s’inspirer de la charte journalistique espagnole mise en place en 2001, portant sur la manière de traiter les violences faites aux femmes[33]Pilar Lopez Diez, chercheuse en Politiques de genres et moyens de communication à l’Insituto de la Mujer. Charte journalistique espagnole sur la manière de traiter les violences faites aux … Continue reading. En signant cette charte, les médias espagnols s’engagent par exemple à ne pas traiter la violence de genre comme un fait divers, et par conséquent à ne pas publier de photographies ou de détails morbides. Ils s’engagent aussi à ne pas recueillir de témoignages positifs sur l’agresseur, ou encore à ne jamais chercher de justification à l’intolérable (alcool, disputes…). 20 ans plus tard, la France n’a toujours pas pris exemple sur sa voisine du sud. La création d’une telle charte amènerait pourtant à une prise de conscience chez les personnes du métier, et à la reconnaissance du caractère systémique du phénomène. Seule une prise de conscience collective permettra cependant l’éradication de la prégnance de la culture du viol dans les médias français.

Passer des faits divers anecdotiques aux violences systémiques

Des exemples, il en existe des milliers. Loin d’être un cas isolé, la violence de genre est un problème sociétal. En 2019, on comptabilise 213 000 femmes victimes de meurtres conjugaux et/ou de violences conjugales ou sexuelles dont 94 000 sont victimes de viols ou de tentatives de viols[34]INSEE, « Cadre de vie et sécurité » 2012-2019, INSEE. Lier tous ces événements entre eux nécessite néanmoins un effort collectif.

Quelques militantes se sont dressées contre la prégnance de la culture du viol dans les médias français. Parmi elles, Rose Lamy (un pseudonyme) créé le compte Instagram « Préparez-vous pour la bagarre » en 2019[35]Préparez-vous pour la bagarre, compte Instagram comptabilisant environ 200 000 followers, https://www.instagram.com/preparez_vous_pour_la_bagarre/. Elle recense ainsi des centaines de traitements sexistes faits dans les médias qui réifient les femmes, déresponsabilisent les agresseurs, tout en banalisant les violences. Selon elle, seule une prise de conscience collective pourra résoudre le problème du sexisme au cœur même des médias français. Et cela passe avant tout par la nomination du problème : « Pour le féminicide, c’est parce qu’on a mis le bon mot sur le phénomène qu’il peut être discuté politiquement, qu’on parle de mesures gouvernementales. Si on le laisse dans le flou, dans l’individuel et dans le quasi-tabou, on n’avance pas. C’est ce qu’il faut maintenant faire sur les violences sexuelles[36]Rose Lamy, article d’Ambre Philouze-Rousseau, Avec Préparez-vous pour la bagarre, Rose Lamy défait le « discours sexiste dans les médias, La Nouvelle … Continue reading».

En 1982, Pierre Bourdieu soulignait déjà la nécessité des « opérations sociales de nomination[37]Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001 ». Il faut selon lui « examiner la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales[38]Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001». Nommer le phénomène, c’est le considérer comme un fait sociétal important qui traverse une époque donnée. Comme l’indique la linguiste Alice Krieg-Planque, ces formules « cristallisent des enjeux politiques et sociaux[39]Alice Krieg-Planque, La Notion de « formule » en analyse du discours, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009». Nommer le système, pour mieux le déconstruire.

Les violences de genre font l’objet d’une banalisation systémique au sein des médias français. Les victimes sont culpabilisées. Accusées de vouloir détruire la vie de leur agresseur, d’avoir envoyé des signaux contradictoires, de ne pas s’être débattues, elles se retrouvent réduites au silence. D’autre part, l’accusé est excusé, bénéficiant d’une impunité quasi-totale. Sa popularité ou sa passion dévorante justifient tout.

La prégnance de la culture du viol dans les médias s’explique en premier lieu par l’omniprésence d’hommes à la tête des rédactions. Ces derniers sont en effet loin de représenter la norme au sein d’un système d’oppression dont ils sont les agents passifs ou actifs. La création d’outils, comme une charte journalistique ou un gender editor, permettrait une prise de conscience chez les personnes du métier.

D’autre part, aussi longtemps que la société ne sera pas déconstruite quant aux violences de genre, les médias ne traiteront pas ces dernières avec neutralité. Cette déconstruction passe avant tout par la reconnaissance du caractère systémique des violences sexuelles, trop souvent décrites comme l’œuvre isolée de personnes déviantes. Le recours à la nomination du problème est essentiel : « les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde[40]Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921» écrivait le philosophe Ludwig Wittgenstein dans Tractatus logico-philosophicus.

Pour citer cette production: Lou Gougnot, “Culture du viol : l’insoutenable légèreté des médias français”, 04.04.2022, Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

References

References
1 M.T avec AFP, « Papy Marcel », jugé pour un crime passionnel commis à 90 ans, BFMTV, 26/03/2014,https://www.bfmtv.com/police-justice/papy-marcel-juge-pour-un-crime-passionnel-commis-a-90-ans_AN-201403260072.html
2 Nadine Morano, défendant la tribune dite « Deneuve » sur le droit à importuner, RMC, 10/01/2018
3 Tribune, Nous défendons une liberté dimportuner, indispensable à la liberté sexuelle, Le Monde, 09/01/2018,https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html
4 Pierre-Yves Crochet, DSK : lhomme qui aime les femmes sans modération, SudOuest,16/05/2011, https://www.sudouest.fr/2011/05/16/dsk-l-homme-qui-aime-les-femmes-sans-moderation-398932-755.php?nic
5 Conseil du statut de la femme, https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/bibliotheque-des-violences-faites-aux-femmes/culture-du-viol/
6 Egalitaria, Le mythe des fausses accusations de viol, Egalitaria, 28/10/2018, https://egalitaria.fr/le-mythe-des-fausses-accusations-de-viol/
7 Franceinfo, « Ces jeunes veulent faire du buzz » : l’homme au cœur du « JeremstarGate » réfute les accusations de viol, Franceinfo, 01/02/2018, https://www.francetvinfo.fr/culture/tv/jeremstar/ces-jeunes-veulent-faire-du-buzz-l-homme-au-coeur-du-jeremstargate-refute-les-accusations-de-viol_2589854.html
8 Daniel Riolo sur RMC Sport à propos de l’accusation de viol contre Neymar, 09/06/2019, https://www.leparisien.fr/sports/mais-t-as-vu-la-nana-l-indecent-debat-de-rothen-et-riolo-sur-l-affaire-neymar-09-06-2019-8089731.php
9 Viol : Le saviez-vous ? Amnesty International, Novembre 2018, https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2018/11/did-you-know-this-about-rape/
10 Philippe Brenot, Le bon viol !, Le Monde, 28/08/2020 , https://www.lemonde.fr/blog/sexologie/2020/08/28/le-bon-viol/
11 Insee, étude Femmes et hommes devant la violence, 22/11/2013
12 Ipsos, enquête Les Français.es et les représentations sur le viol et les violences sexuelles, décembre 2015, https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/enquete_ipsos_pour_memoire_traumatique_et_victimologie_-_les_francais_et_0.pdf
13, 15 Enquête Ipsos et Mémoire Traumatique et Victimologie, Les Français-e-s et les représentations sur le viol et les violences sexuelles – vague 2 – 2019 vs 2015, 2019,https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-06/2019-rapport_d_enquete_ipsos-web.pdf
14 Nicolas Hulot dément des rumeurs d’agression et de harcèlement sexuels, Le Monde, 08/02/2018 https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/02/08/nicolas-hulot-dement-des-rumeurs-d-agression-et-de-harcelement-sexuels_5253621_823448.html
16 Niort : frappée alors qu’elle était enceinte, elle attend un autre enfant de son agresseur, La Nouvelle République, 02/03/2021, https://www.lanouvellerepublique.fr/niort/niort-violentee-alors-qu-elle-attendait-un-enfant
17 Ibid
18 Tours : des plaintes pour des mains baladeuses dans le tram, La Nouvelle République, 16/03/2021, https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/tours-des-plaintes-pour-des-mains-baladeuses-dans-le-tram», ou son désir débordant. La victime devient sujet responsable du viol, tandis que l’accusé semble assister passivement à ses pulsions incontrôlables.

Crimes passionnels 

Selon Ipsos, deux tiers des Français·e·s adhèrent au mythe d’une sexualité masculine pulsionnelle et difficile à contrôler, et d’une sexualité féminine passive((Enquête Ipsos : Les Français-e-s et les représentations sur le viol et les violences sexuelles précédemment citée.

19 Eva Fonteneau, Lettre dun violeur à sa victime, Une de Libération, 08/03/2021, https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/le-mot-viol-etait-ecrit-noir-sur-blanc-20210307_OJPRR6K5RVCIZIFLOBMLOTD3W4/
20 Charlotte Coutard, Il laimait, il la perdait, il la tuée : un homme jugé devant la cour dassises des Pyrénées-Orientales, France bleu, 19/04/2017, https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/un-crime-passionnel-devant-la-cour-d-assises-des-pyrenees-orientales-il-l-aimait-il-la-perdait-alors-il-l-tuee-1492595179
21 Émission Touche pas à mon poste !, dite « TPMP », sur C8
22 Émission Touche pas à mon poste !, Octobre 2016
23 Accusé dagression sexuelle, Jean-Michel Maire fond en larmes et présente ses excuses, RTL,18/10/2016,https://www.rtl.be/people/tele/touche-pas-a-mon-poste/accuse-d-agression-sexuelle-jean-michel-maire-fond-en-larmes-et-presente-ses-excuses-860099.aspx
24 Marlène Schiappa, alors Secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans la tribune « Pourquoi les accusateurs de Nicolas Hulot bafouent la parole des femmes », à propos des accusations de viol à l’encontre de Nicolas Hulot, Le Journal du Dimanche, 10/02/2018,https://www.lejdd.fr/Politique/marlene-schiappa-pourquoi-les-accusateurs-de-nicolas-hulot-bafouent-la-parole-des-femmes-3570881
25 Étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), sur les viols commis dans la capitale, 22/01/2016
26 Statistiques du ministère de la Justice, 2017
27 L’agresseur Florian Telle dans un message audio envoyé à l’influenceuse Lucile, dévoilé sur son compte Twitter @toomuchlucile2
28 Virginie Despentes, King Kong Théorie, Livre de Poche, 2017
29 Ibid
30 Ministère de la culture et Mediaclub elles, Femmes / hommes dans le métier du journalisme, réalisé par le Ministère de la culture et Mediaclub elles, 2017
31 Poulain de la Barre, Traité de l’égalité des deux sexes, Belin, 1676
32 Fiona Moghaddam, Gender editor : « il ne sagit pas dimposer mais dimpulser ! », France Culture, 09/10/2020, https://www.franceculture.fr/medias/gender-editor-il-ne-sagit-pas-dimposer-mais-dimpulser
33 Pilar Lopez Diez, chercheuse en Politiques de genres et moyens de communication à l’Insituto de la Mujer. Charte journalistique espagnole sur la manière de traiter les violences faites aux femmes, 2001, charte traduite : www.crepegeorgette.com/2014/10/14/charte-journalisme-violence-sexisme/
34 INSEE, « Cadre de vie et sécurité » 2012-2019, INSEE
35 Préparez-vous pour la bagarre, compte Instagram comptabilisant environ 200 000 followers, https://www.instagram.com/preparez_vous_pour_la_bagarre/
36 Rose Lamy, article d’Ambre Philouze-Rousseau, Avec Préparez-vous pour la bagarre, Rose Lamy défait le « discours sexiste dans les médias, La Nouvelle République,15/12/2021,https://www.lanouvellerepublique.fr/a-la-une/rose-lamy-de-preparez-vous-pour-la-bagarre-defait-le-discours-sexiste-dans-les-medias
37 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
38 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
39 Alice Krieg-Planque, La Notion de « formule » en analyse du discours, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009
40 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921