La femme cubaine et son rôle dans la société : entre progrès, inégalités persistantes et montée en puissance du féminisme (1/2)

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12.04.2022

Emeline Léonard

Carlota Lucumi – martyre de la lutte contre l’esclavage -, Mariana Grajales – figure nationale de la lutte pour l’indépendance au XIXe siècle -, Tania la Guerrillera – révolutionnaire communiste et fidèle soutien à Che Guevara -, Celia Sanchez – première femme de l’armée rebelle de Fidel Castro -… Ces quatre femmes, parmi tant d’autres, ont occupé une place toute particulière dans l’histoire de cet État insulaire des Caraïbes. Les femmes cubaines ont toujours été au cœur des luttes et se sont battues pour leurs droits et leur émancipation. Depuis 1959 et l’avènement de la “Revolución dentro de la revolución« , les politiques officielles ont permis une amélioration de la condition de la femme cubaine. La mise en place d’un régime communiste sur l’île s’est traduite par l’instauration d’une égalité formelle et juridique des genres, une rupture avec le système qui persistait jusqu’alors. Mais cet égalitarisme officiel des genres s’est très vite avéré n’être qu’un horizon, par définition inatteignable. Dans une société où le patriarcat est structurel et le machisme omniprésent, l’empoderamiento des femmes, qui peut-être défini comme le processus de prise de puissance de la population féminine au sein de la société[1]Souriau Julien, « Cuba, côté femmes. Les transformations de la condition de la femme à Cuba au cours des années 1990 », Mémoire de recherche, IEP Toulouse, 2004, P.15, s’avère très compliqué. La “femme nouvelle” vantée par Fidel Castro n’existe, en réalité, pas. Les inégalités[2]Toutes les inégalités et les problèmes auxquels sont confrontées les femmes cubaines ne seront pas abordés, seuls certains, les plus criants et alarmants, seront évoqués et développés persistent tout comme les stéréotypes de genre, les comportements et les actions infériorisant les femmes, allant parfois jusqu’à les tuer.

Si les mentalités évoluent et que la société change peu à peu, les efforts du gouvernement semblent bien insuffisants pour permettre une pleine intégration des femmes cubaines à la société. Historiquement subordonnées au pouvoir masculin, les femmes se sont progressivement émancipées de cette tutelle. La montée en puissance du féminisme ces dernières années est la preuve d’une contestation grandissante du pouvoir établi, des formes de domination patriarcale qui survivent dans la société cubaine, et d’un nécessaire changement. L’activisme tend à faire bouger les lignes. Ce féminisme traduit bien de nouvelles aspirations pour les femmes. Dès lors, il s’agira, dans ce premier article, de dresser une vision d’ensemble de la place de la femme dans la société cubaine, ainsi que de l’évolution de ces droits civils, sociaux, économiques, politiques et culturels. Il s’agira également d’évoquer les inégalités de genre qui persistent et sont solidement ancrées sur l’île.

Des progrès à travers le temps : vers une amélioration de la situation de la femme cubaine. 

Pendant longtemps, la femme cubaine a été reléguée à la sphère privée, apparaissant totalement dépendante de l’homme et devant se conformer à ce qui lui était dicté par la norme sociale. Elle était réduite au rôle de la bonne mère, de la bonne épouse, se dédiant aux tâches ménagères, véritable ángel del hogar[3]Ndt : fée du logis et à l’éducation des enfants. Cependant, des changements notables sont à souligner depuis la moitié du XIXe siècle. Cuba a développé des politiques égalitaristes uniques dans l’histoire de la condition de la femme, en rupture avec le modèle jusqu’alors établi. Cuba reconnaît ainsi progressivement le droit des femmes à la santé, à l’éducation, au travail, à l’occupation de postes au plus haut sommet de l’État, etc.

En 1959, Fidel Castro arrive au pouvoir. C’est l’avènement et l’ancrage durable d’un régime socialiste sur l’île. L’idéal égalitaire étant au centre du projet castriste, l’État instaure progressivement une égalité de droits entre les genres. Est rapidement mise en place une politique de liberación de la mujer[4]Ndt : libération de la femme basée sur une féminisation de l’emploi (avec une campagne massive d’alphabétisation), l’affirmation de la femme dans la sphère publique, son indépendance économique et la disparition des liens de subordination à l’homme. Fidel Castro proclame ainsi  l’avènement d’une “femme nouvelle”.

Fidel Castro veut aussi faire de Cuba, à l’échelle internationale, un modèle en matière d’égalité des genres. Dès lors, à partir des années 1960 mais surtout ces trente dernières années, les politiques cubaines relatives à la condition de la femme s’inscrivent dans la lignée des textes des Nations unies, qui ont par ailleurs reconnu que Cuba n’a pas cessé d’avancer vers l’obtention d’une pleine égalité des genres. Cuba est le premier pays à signer et le second à ratifier la Convention sur l’Elimination de toutes les Formes de Discrimination contre la Femmes (CEDEF) en 1979. Cuba adopte également le Programme de Vienne sur les Droits de l’Homme de décembre 1993. En 1995, l’île participe à la IVe Conférence Mondiale de la Femme à Beijing. Enfin, Cuba signe, en 1997, le décret-loi du Plan d’Action National de la République de Cuba. Plus récemment, la Agenda 2030 para el Desarrollo Sostenible[5]Agenda 2030 para el Desarrollo Sostenible, 2015, Naciones Unidas en Cuba, https://cuba.un.org/es/sdgs pousse le gouvernement cubain a agir pour l’égalité des genres.

De plus, l’égalité totale des genres est inscrite et consacrée dans la Constitution, véritable outil de la Révolution[6]Souriau Julien, « Cuba, côté femmes. Les transformations de la condition de la femme à Cuba au cours des années 1990 », Mémoire de recherche, IEP Toulouse, 2004, P.27. Adoptée le 24 février 1976, elle proclame l’égalité des droits et des devoirs sans aucune distinction, par le biais du chapitre IV. La femme y jouit des mêmes droits que l’homme dans les domaines économique, social, politique, familial et juridique. L’État doit lui assurer l’exercice de ses droits. L’article 41[7]Articulo 41. El Estado cubano reconoce y garantiza a la persona el goce y el ejercicio irrenunciable, imprescriptible, indivisible, universal e interdependiente de los derechos humanos, en … Continue reading accorde aux femmes une position sociale équitable et protectrice et consacrant l’égalité totale des genres. L’article 44[8]Articulo 44. El Estado crea las condiciones para garantizar la igualdad de sus ciudadanos. Educa a las personas desde la más temprana edad en el respeto a este principio. El Estado hace efectivo … Continue reading, quant à lui, réaffirme le principe fondamental de l’égalité juridique des genres et condamne toutes discriminations et inégalités (détaillées aux articles 42[9]Articulo 42. Todas las personas son iguales ante la ley, reciben la misma protección y trato de las autoridades y gozan de los mismos derechos, libertades y oportunidades, sin ninguna … Continue reading et 43[10]Articulo 43. La mujer y el hombre tienen iguales derechos y responsabilidades en lo económico, político, cultural, laboral, social, familiar y en cualquier otro ámbito. El Estado garantiza que se … Continue reading ).

 En outre, Cuba voit sa sphère économique se féminiser de manière exponentielle. En effet, les femmes occupent depuis 1959 une place grandissante dans la sphère productive cubaine. La Cubaine, longtemps exclue du monde du travail et ne représentant que 10 % de la population active dans les années 1950, investit progressivement cette sphère. Elles représentent près de 30 % de la population active au début des années 1980. Le dernier rapport cubain sur l’égalité de genre de 2016 confirme cette féminisation de l’emploi : 45,1 % des femmes ont un travail rémunéré à cette période[11]Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 1.5) . De plus, certains postes de direction, longtemps réservés aux hommes, s’ouvrent peu à peu. Mais si les améliorations sont notables, les logiques de genres persistent, les salaires ne sont pas les mêmes pour un même niveau de qualification. Les femmes sont aussi surreprésentées dans certains secteurs comme les services à la personne, la santé et l’éducation. Elles sont aussi beaucoup moins présentes dans d’autres secteurs comme la restauration, l’agriculture ou les industries manufacturières. Néanmoins, la participation économique des femmes est bien un facteur essentiel pour leur empoderamiento et une plus grande égalité (ENIG – Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género[12]Ndt : Enquête Nationale sur L’Egalité de Genre– de 2016[13]Ibid. ).

Des progrès notables sont aussi à souligner dans les sphères politique et judiciaire. En 2020, les femmes occupent une place non négligeable dans la sphère politique cubaine. Elles composent 53,22 % de l’Assemblée Nationale[14]Selon les chiffres du parlement cubain, http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/diputados/, faisant de l’île le 4e pays du monde avec la proportion de femmes la plus élevée au sein de son Assemblée en 2015[15]Les femmes dans les parlements : regard sur les 20 dernières années, http://archive.ipu.org/pdf/publications/WIP20Y-fr.pdf   page 14. En outre, elles sont cette même année 7 femmes ministres[16]Selon les chiffres du Conseil des Ministres, http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/consejo-de-ministros/#!, elles représentent 48 % du Conseil d’Etat[17]Selon les chiffres du Conseil d’Etat,  http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/consejo-de-estado/, 75 % des présidences des tribunaux, 61 % des juges provinciaux et 51,37 % des juges suprêmes du pays[18]Selon les chiffres du Tribunal Suprême Populaire, https://www.tsp.gob.cu/jueces. Les avancées en termes de représentation politique sont réelles. En comparaison et selon les chiffres de l’ONU[19]ONU, “El avance de las mujeres hacia la igualdad se estanca”, Noticias ONU, octobre 2020, https://news.un.org/es/story/2020/10/1482722, les femmes dans le monde occupent 25 % des sièges parlementaires en 2020 et près de 22 % des postes de ministre, bien en dessous des chiffres cubains.

Au sommet de l’Etat, les dirigeants ont également décidé d’agir. L’Etat cubain semble progressivement prendre conscience des inégalités profondément ancrées. Depuis la fin octobre 2020, Cuba compte un nouveau document programmatique pour l’autonomisation et l’émancipation des femmes. Le Programa Nacional para el Adelanto de las Mujeres – PAM – a été approuvé par le Conseil des ministres le 30 octobre dernier[20]Dixie Edith, “Empoderamiento femenino: Abrir caminos sobre la marcha”, CubaDebate, 6 novembre 2020, … Continue reading.Les espoirs en ce nouveau programme sont forts. Selon Teresa Amarelle Boué – secrétaire générale de la FMC  (Federacion de Mujeres Cubanas[21]Ndt : Fédération des Femmes Cubaines ) – il s’agit d’intégrer en un seul document synthétique les objectifs, buts et actions relatifs qui répondent à l’Agenda cubain pour l’égalité des genres. Les domaines d’actions du programme sont les suivants : émancipation économique, éducation, prévention, accès aux sphères de prise de décision, santé sexuelle, etc. Le côté novateur de ce programme repose essentiellement sur la nature transversale des approches de genre et du système juridique, sur la reconnaissance du machisme structurel et de la persistance des manifestations de violence.

 Par ailleurs, l’amélioration de la condition de la femme cubaine se retrouve aussi dans le droit à l’avortement. Cubafait partie de l’un des rares pays en Amérique latine a avoir légalisé l’avortement, récemment rejoint par l’Argentine. Il a été dépénalisé dès 1936. Une femme ne pouvait alors avorter que pour trois raisons : sauver sa vie ou éviter de graves dommages à sa santé, en cas de viol ou en cas de transmission possible d’une maladie héréditaire grave au fœtus. De plus, une certaine tolérance vis à vis de l’avortement existait déjà puisque certaines cliniques privées pratiquaient des IVG. La décriminalisation[22]La décriminalisation signifie qu’un acte jusqu’alors illicite ne sera plus une infraction à l’avenir. Il s’agit de transformer un comportement prohibé en comportement autorisé. Il ne faut … Continue reading officielle a eu lieu en 1987. Dès lors et selon le Code Pénal de 1978 (article 320.1), il n’est un crime que s’il est commis dans un but lucratif, par du personnel non médical, sans le consentement de la personne ou en dehors des établissements de santé. Il est totalement gratuit et peut être réalisé jusqu’à 6 semaines de grossesse. Il traduit une victoire importante pour les femmes de l’île et leurs droits sexuels. La sociologue et professeure à l’Université de la Havane, Reina Fleitas, y voit également « un exemple d’approche de la santé fondée sur le genre« [23]Agencia IPS, El derecho al aborto en Cuba, en entredicho tras 50 años legalizado, CiberCuba, 1er septembre 2017, … Continue reading. Le docteur Alberto Roque (chercheur en bioéthique et militant pour le respect de la libre orientation sexuelle et de l’identité de genre) rappelle également que « Le droit des femmes à décider de leur corps est inaliénable et doit continuer à être défendu à Cuba »[24]Ibid..

Néanmoins, les réalités de ce droit à l’IVG sont à nuancer. Selon les chiffres de l’Anuario Estadístico de Salud de l’année 2019, réalisé par le Ministère de la Santé cubain, sous l’égide, entre autres, de l’UNICEF, de l’OMS et de l’OPS, 73 661 avortements auraient été officiellement pratiqués sur des femmes et des jeunes filles âgées de 12 à 49 ans[25]Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 167, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/. Cela correspond à 39,8 IVG pour 100 femmes enceintes. Cependant, ces chiffres ne reflètent pas la réalité. Selon Maria Elena Benírez Pérez, doctorante en sciences économique de l’Université de la Havane, il y a une sous-estimation du niveau d’avortement ces dernières années[26]Benitez Perez María Elena, “La trayectoria del aborto seguro en Cuba: evitar mejor que abortar”, Novedades en Población, septembre 2014 (page 100), … Continue reading. En outre, et même si ces chiffres semblent impressionnants, ils sont beaucoup moins importants qu’il y a une trentaine d’années. En 1986, 160 926 avortement ont été recensés, ce qui correspondait alors à 49,1 IVG pour 100 femmes enceintes[27] Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 167, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/. Ces chiffres peuvent s’expliquer par le faible recours à la contraception sur l’île : on estime que seules 76,8 %[28]Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 168, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/ des femmes cubaines en âge de procréer ayant un partenaire déclaré y ont recours. De plus, les obstacles à ce droit à l’avortement sont nombreux sur l’île. Le docteur Alberto Roque, cité plus tôt dans cet article, a recensé ces difficultés : robustesse du patriarcat en tant qu’idéologie, existence de positions pro-vie, inégalités sociales croissantes, augmentation de la pauvreté, approches économiques de l’État par rapport aux faibles taux de natalité, utilisation aveugle de l’avortement comme méthode contraceptive[29]Agencia IPS, El derecho al aborto en Cuba, en entredicho tras 50 años legalizado, CiberCuba, 1er septembre 2017, … Continue reading.

Des inégalités qui persistent et viennent contraindre les femmes

Cuba a progressé, en apparence, considérablement vers un empoderamiento des femmes dans de nombreux domaines. Néanmoins, la réalité est plus complexe et la société toujours inégale, machiste et patriarcale, comme le rappelle la sociologue Clotilde Proveyer dans ses écrits. Les rôles traditionnellement assignés aux genres persistent, mais aussi les inégalités dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Ces rôles socioculturels préconçus, déjà solidement ancrés sur l’île et ce bien avant la Révolution, continuent de s’inscrire dans la normalité. La femme cubaine est contrainte dans ses actions et sa condition et ce en dépit de conditions juridiques égalitaires entre les genres. La violence – y compris le féminicide – sont des sujets tabous à Cuba mais bien réels. Pour la sociologue Reina Fleitas , à Cuba  « le silence ou la dévalorisation de la situation des femmes est une constante »[30]Agencia IPS, El derecho al aborto en Cuba, en entredicho tras 50 años legalizado, CiberCuba, 1er septembre 2017, … Continue reading.

Les exemples d’inégalités entre les genres sont nombreux. Dans la sphère privée, la répartition des tâches domestiques est déséquilibrée. Ce premier exemple, qui peut paraître anodin, est en réalité le triste reflet de la société et de ses nombreuses disparités. La famille est à Cuba, selon la Constitution, “la cellule fondamentale de la société”. Dans une société où persiste le patriarcat comme idéologie, la femme est souvent perçue comme un être dépendant de l’homme, reléguée à la sphère privée, la sphère publique étant réservée à l’homme. La division sexuée des tâches ménagères continue. Certes, elle est loin d’être propre à l’île, mais permet de se rendre compte des inégalités. En effet, selon la ENIG de 2016, les femmes s’occupent à plus de 86 % de la cuisine, à plus de 84 % du repassage, et à près de 90 % du ménage. Elles s’occupent à plus de 34 % de garder les enfants malades et à près de 35 % de les amener chez le médecin en cas de besoin[31]Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Graphique 3.2).

 En outre, au sein de la société cubaine, les violences de genre sont une réalité sociale passée sous silence. C’est un sujet véritablement tabou, tout comme celui du féménicide. Selon la ENIG, 39,6 % des femmes interrogées (âgées de 15 à 74 ans) ont déclaré avoir subi des violences au cours de leur vie, dans le cadre de leurs relations avec leur partenaire et 26,7 % avoir été victimes de violences dans les 12 derniers mois [32]Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 5.1). La violence sociale constitue un problème social sur l’île. Il n’existe néanmoins aucune politique publique à ce sujet. Pour la psychologue et chercheuse Ailynn Torres, la violence de genre est un problème social, structurel, politique et culturel qui nécessite une intervention publique[33]Torres Santana  Ailynn, “La violencia no entra en cuarentena”, Cubadebate, avril 2020, http://www.cubadebate.cu/especiales/2020/04/16/la-violencia-no-entra-en-cuarentena/ . De plus, 39,6 % des femmes et 43 % des hommes considèrent que l’agression au sein du couple (de quelque forme qu’elle soit : physique, psychologique, sexuelle) est un problème propre à ce dernier, personne ne doit donc s’y immiscer et encore moins le dénoncer sur la place publique. Près de 61 % de la population pense que la femme supporte la maltraitance parce qu’intrinsèquement, elle l’aimerait. Seulement 3,7 % des femmes victimes de maltraitance ont demandé de l’aide à l’une des organisations sociales. Ainsi, les agressions sont prétendument justifiées par ces croyances[34]Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 5.9) . Par ailleurs, si le féminicide – contraction des mots « femme » et « homicide » qui désigne le meurtre d’une femme ou d’une fille en raison de son genre, c’est-à-dire au simple motif qu’elles sont femmes[35]Delcamp Laura, “Le Féminicide”, Institut du Genre en Géopolitique, mai 2020, https://igg-geo.org/?p=1104 – n’est pas propre à l’île, il est bien présent. Cuba est l’un des seuls pays de la région latino-américaine a ne pas définir le féminicide dans son Code Pénal. Aucune loi ou textes juridiques ne viennent l’encadrer ni même le punir ou le qualifier de crime. Les dernières données chiffrées fournies par les institutions officielles cubaines remontent à 2016 dans son ENIG.

Au cours de cette année, 47 femmes ont été victimes de féminicide sur l’île. Néanmoins et pour pallier ces manques, des organismes indépendants, inquiets de la gravité du phénomène, publient leurs propres statistiques. Selon la plateforme YoSíTeCreo (plateforme d’aide aux femmes victimes de violences de genre) et dans son dernier recensement du 20 novembre 2020, Cuba a enregistré au moins 25 féminicides et trois infanticides documentés par des observateurs indépendants. La majorité des victimes avaient entre 15 et 35 ans. Ces femmes ont principalement été tuées par leurs partenaires (12 des 25 décès) ou ex-partenaires (10), sept d’entre eux avaient déjà des antécédents. Dans les autres cas, il n’y a pas eu de plaintes antérieures. Cette organisation a d’ailleurs ouvert un Observatoire des féminicides qui vise à devenir « un site dédié à la mémoire des femmes qui sont mortes de la violence sexiste[36]Ibid. ». Elle réclame aussi des réglementations spécifiques pour protéger les femmes et condamne le silence des autorités.

Enfin, une autre forme de discrimination, qui touche particulièrement les femmes cubaines, est la prostitution. À son arrivée au pouvoir en 1959, Fidel Castro décide de mettre fin au “mal social” qu’est à ses yeux la prostitution (appelé sur l’île Jineterismo[37]Dans un premier temps, ce terme ne recouvre aucune connotation à caractère sexuel. Il vient du terme jinetero, qui signifie “celui qui monte à cheval”, devenant au sens figuré, celui qui … Continue reading, ce terme renferme une signification bien particulière et propre à Cuba qui est en réalité à distinguer de la prostitution). Pour ce dernier, “La prostitution est une conséquence du régime d’exploitation de l’homme par l’homme”[38]Gay-Sylvestre Dominique, « Prostitution à CUBA (1959-2011) », DIversité Recherches et terrains, 2012, n°3, http://dx.doi.org/10.25965/dire.295, et va à l’encontre de l’idéal égalitaire socialiste. Des politiques sociales sont alors mises en place pour la faire disparaître. Les maisons closes et les boîtes de nuit sont fermées et, par le biais d’une campagne de réhabilitation en faveur des prostitué.e.s, les travailleur.euse.s du sexe sont poussé.e.s à trouver un nouvel emploi jugé plus digne grâce à des formations proposées par le gouvernement. En 1966, la politique de réhabilitation est terminée : la prostitution est officiellement exclue du fonctionnement institutionnel et de l’île des Caraïbes. Néanmoins, celle-ci est en réalité loin d’avoir été éradiquée. De nombreuses femmes et jeunes filles tombent dans la prostitution qui se veut désormais clandestine. Au début des années 1990, le gouvernement décide d’encourager le développement du tourisme, favorisant ainsi et contre son gré le tourisme sexuel sur l’île, comme le souligne Velia Cecilia Bobes, docteure en sociologie[39]Fuente Álvaro, “Aquel que quiere encontrarlos, sabe donde están los burdeles de Cuba”, El País, 8 octobre 2018, https://elpais.com/elpais/2018/09/17/planeta_futuro/1537200860_839968.html .

Au cours de cette décennie, le jineterismo redevient peu à peu ce “fléau”. L’Opération Lacra[40]Ndt : fléau, décidée par le gouvernement, débute en 1998 avec pour objectif une nouvelle fois d’éradiquer le jineterismo, mais rien n’y fait. Cette économie souterraine continue de se développer. Les crises successives depuis les années 1990 ont poussé certaines femmes, dans une précarité extrême, à se prostituer pour subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille. La prostitution a longtemps été niée comme telle, la jiinetera qui doit subvenir à ses besoins n’est donc pas une prostituée comme les autres. Elle a aussi été progressivement tolérée, admise socialement et considérée avec indulgence par la population cubaine. La souffrance, la perte d’estime de soi sont tus. Pour le gouvernement, le phénomène n’a pas de cause structurelle, puisqu’il a été éliminé lors de la Révolution. Le Comité des Nations unies pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes a déclaré qu’il était « profondément préoccupé par le fait que l’État ne reconnaisse pas l’existence de l’exploitation de la prostitution[41]Ibid. ».

 Conclusion

Les acquis de la Révolution sont réels. La condition de la femme cubaine s’est améliorée dans de nombreux domaines. Néanmoins, l’avènement de la “femme nouvelle” vantée par Fidel Castro n’a pas eu lieu. La société demeure patriarcale, machiste, les inégalités et stéréotypes de genre persistent. Ces éléments peuvent expliquer la montée en puissance du féminisme et des organismes féministes indépendants du pouvoir. La contestation est grandissante sur l’île. La deuxième partie de ce dossier s’attachera ainsi à montrer toute la puissance du féminisme cubain. Les autorités sont pointées du doigts pour leur silence, les initiatives pour l’amélioration de la condition de la femme cubaine se multiplient. L’activisme tend à faire bouger les lignes.

 

Bibliographie

Ouvrage :

Tchak Sami, La prostitution à Cuba. Communisme, ruses et débrouille, L’harmattan, Paris, 1999, 162 pages

Articles :

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Agencia IPS, El derecho al aborto en Cuba, en entredicho tras 50 años legalizado, CiberCuba, 1er septembre 2017, , consulté le 02/01/2021 URL : https://www.cibercuba.com/noticias/2017-09-02-u162416-e192519-nuevos-retos-derecho-al-aborto-cuba-tras-medio-siglo

ONU, “El avance de las mujeres hacia la igualdad se estanca”, Noticias ONU, octobre 2020, consulté le 02/01/2021, URL : https://news.un.org/es/story/2020/10/1482722

Terreno Ania, “Feminismo en las redes, otro reto al silencio”, CubaDebate, 14 août 2020, URL : http://www.cubadebate.cu/especiales/2020/08/14/feminismo-en-las-redes-otro-reto-al-silencio/

Documents juridiques :

Code Pénal de la République de Cuba adopté le 30 décembre 1978, URL : http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/documento/codigo-penal/

Constitution de la République de Cuba adoptée le 24 février 1976, URL : http://www.parlamentocubano.gob.cu/wp-content/uploads/Nueva-Constituci%C3%B3n-240-KB-1.pdf

Rapports :

Anuario Estadístico de Salud – 2019, URL : https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/

Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género ENIG-2016 -rendu public en 2019, URL : http://www.onei.gob.cu/node/14271

Les femmes dans les parlements : regard sur les 20 dernières années, 2015, Union interparlementaire, URL : http://archive.ipu.org/pdf/publications/WIP20Y-fr.pdf

Agenda 2030 para el Desarrollo Sostenible, 2015, Naciones Unidas en Cuba, URL : https://cuba.un.org/es/sdgs

Sitographie :

FMC, consulté le 02/01/2021, URL : http://www.mujeres.co.cu/

Red Femenina de Cuba, consulté le 02/01/2021, URL : https://redfemeninadecuba.com/component/content/article/79-blog/2519-hablemos-de-violencia-de-genero-en-cuba.html?Itemid=437

YoSíTeCreo, Observatorio de Feminicidios en Cuba, consulté le 02/01/2021, URL : https://yositecreoencuba.medium.com/observatorio-de-feminicidios-en-cuba-517649162f1

 

Pour citer cet article : Emeline LEONARD, « La femme cubaine et son rôle dans la société : entre progrès, inégalités persistantes et montée en puissance du féminisme (1/2), 13.04.2022, Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Souriau Julien, « Cuba, côté femmes. Les transformations de la condition de la femme à Cuba au cours des années 1990 », Mémoire de recherche, IEP Toulouse, 2004, P.15
2 Toutes les inégalités et les problèmes auxquels sont confrontées les femmes cubaines ne seront pas abordés, seuls certains, les plus criants et alarmants, seront évoqués et développés
3 Ndt : fée du logis
4 Ndt : libération de la femme
5 Agenda 2030 para el Desarrollo Sostenible, 2015, Naciones Unidas en Cuba, https://cuba.un.org/es/sdgs
6 Souriau Julien, « Cuba, côté femmes. Les transformations de la condition de la femme à Cuba au cours des années 1990 », Mémoire de recherche, IEP Toulouse, 2004, P.27
7 Articulo 41. El Estado cubano reconoce y garantiza a la persona el goce y el ejercicio irrenunciable, imprescriptible, indivisible, universal e interdependiente de los derechos humanos, en correspondencia con los principios de progresividad, igualdad y no discriminación. Su respeto y garantía es de obligatorio cumplimiento para todos.
8 Articulo 44. El Estado crea las condiciones para garantizar la igualdad de sus ciudadanos. Educa a las personas desde la más temprana edad en el respeto a este principio. El Estado hace efectivo este derecho con la implementación de políticas públicas y leyes para potenciar la inclusión social y la salvaguarda de los derechos de las personas cuya condición lo requieran.
9 Articulo 42. Todas las personas son iguales ante la ley, reciben la misma protección y trato de las autoridades y gozan de los mismos derechos, libertades y oportunidades, sin ninguna discriminación por razones de sexo, género, orientación sexual, identidad de género, edad, origen étnico, color de la piel, creencia religiosa, discapacidad, origen nacional o territorial, o cualquier otra condición o circunstancia personal que implique distinción lesiva a la dignidad humana.
10 Articulo 43. La mujer y el hombre tienen iguales derechos y responsabilidades en lo económico, político, cultural, laboral, social, familiar y en cualquier otro ámbito. El Estado garantiza que se ofrezcan a ambos las mismas oportunidades y posibilidades.
11 Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 1.5) 
12 Ndt : Enquête Nationale sur L’Egalité de Genre
13 Ibid.
14 Selon les chiffres du parlement cubain, http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/diputados/
15 Les femmes dans les parlements : regard sur les 20 dernières années, http://archive.ipu.org/pdf/publications/WIP20Y-fr.pdf   page 14
16 Selon les chiffres du Conseil des Ministres, http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/consejo-de-ministros/#!
17 Selon les chiffres du Conseil d’Etat,  http://www.parlamentocubano.gob.cu/index.php/consejo-de-estado/
18 Selon les chiffres du Tribunal Suprême Populaire, https://www.tsp.gob.cu/jueces
19 ONU, “El avance de las mujeres hacia la igualdad se estanca”, Noticias ONU, octobre 2020, https://news.un.org/es/story/2020/10/1482722
20 Dixie Edith, “Empoderamiento femenino: Abrir caminos sobre la marcha”, CubaDebate, 6 novembre 2020, http://www.cubadebate.cu/especiales/2020/11/06/empoderamiento-femenino-abrir-caminos-sobre-la-marcha/
21 Ndt : Fédération des Femmes Cubaines
22 La décriminalisation signifie qu’un acte jusqu’alors illicite ne sera plus une infraction à l’avenir. Il s’agit de transformer un comportement prohibé en comportement autorisé. Il ne faut pas la confondre avec la dépénalisation qui consiste en une diminution de la gravité d’une faute pénale. Il s’agit de rétrograder un comportement à l’intérieur du système pénal. Ce comportement est toujours interdit, mais il sera sanctionné par une autre autorité.
23, 29, 30 Agencia IPS, El derecho al aborto en Cuba, en entredicho tras 50 años legalizado, CiberCuba, 1er septembre 2017, https://www.cibercuba.com/noticias/2017-09-02-u162416-e192519-nuevos-retos-derecho-al-aborto-cuba-tras-medio-siglo
24, 36, 41 Ibid.
25 Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 167, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/
26 Benitez Perez María Elena, “La trayectoria del aborto seguro en Cuba: evitar mejor que abortar”, Novedades en Población, septembre 2014 (page 100), http://www.novpob.uh.cu/index.php/NovPob/issue/view/23
27 Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 167, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/
28 Anuario Estadistico de Salud – 2019, page 168, https://temas.sld.cu/estadisticassalud/2020/05/13/publicado-el-anuario-estadistico-de-salud-2019/
31 Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Graphique 3.2
32 Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 5.1
33 Torres Santana  Ailynn, “La violencia no entra en cuarentena”, Cubadebate, avril 2020, http://www.cubadebate.cu/especiales/2020/04/16/la-violencia-no-entra-en-cuarentena/ 
34 Encuesta Nacional sobre Igualdad de Género de 2016, http://www.onei.gob.cu/node/14271  (Tableau 5.9)
35 Delcamp Laura, “Le Féminicide”, Institut du Genre en Géopolitique, mai 2020, https://igg-geo.org/?p=1104
37 Dans un premier temps, ce terme ne recouvre aucune connotation à caractère sexuel. Il vient du terme jinetero, qui signifie “celui qui monte à cheval”, devenant au sens figuré, celui qui exploite l’autre, qui est en contact avec des étrangers, qui s’adonne à des trafics en tout genre et fait du marché noir. C’est un phénomène propre à Cuba, qui prend son essor avec le tourisme de masse. Les relations entre sexualité et tourisme s’y entremêlent. Les logiques de subordination historique au pouvoir masculin et d’inégalités de genre sont aussi à prendre en compte. Ce terme est réapproprié par la population pour revendiquer des stratégies de survie; la sexualité en fait partie. Cette forme de prostitution est donc considérée avec indulgence et compréhension de la part de la population cubaine, pour qui la jinetera n’est pas une prostituée comme les autres. Elle lutte pour sa survie (et souvent celle de sa famille), il lui est totalement impossible d’accéder à des biens de consommation courante, et subvenir à ses besoins, par des moyens autres, “socialement légitimes”. Le jineterismo est donc, au sein de la société cubaine, socialement admis.
38 Gay-Sylvestre Dominique, « Prostitution à CUBA (1959-2011) », DIversité Recherches et terrains, 2012, n°3, http://dx.doi.org/10.25965/dire.295
39 Fuente Álvaro, “Aquel que quiere encontrarlos, sabe donde están los burdeles de Cuba”, El País, 8 octobre 2018, https://elpais.com/elpais/2018/09/17/planeta_futuro/1537200860_839968.html 
40 Ndt : fléau