19.01.2020
Par Julia Heres Garcia
Les enjeux entourant le droit à l’avortement sont universels : aujourd’hui, partout dans le monde, celui-ci n’est ni définitivement acquis ni totalement effectif, ces dernières années en témoignent. L’année 2019, notamment, a connu beaucoup de rebondissements, positifs comme négatifs, en la matière. Aperçu rapide des forces et des dynamiques à l’œuvre qui posent les bases de l’année à venir.
L’année 2019 n’aura malheureusement pas été l’année de la consécration du droit de toutes les femmes à disposer librement de leur corps. Fin 2019, les pays légalisant sans condition l’avortement, c’est-à-dire sur simple demande de la femme, ne se comptaient qu’au nombre de 55. Autrement dit, 41% des femmes de la planète vivent dans des pays où l’accès à l’avortement est restreint, quand il n’est pas totalement interdit et criminalisé.
De l’Europe aux États-Unis : entre avancées et retours de bâtons
On pourrait arguer que l’année 2019 avait pourtant bien commencé, notamment en Europe, où, au 1er janvier, la légalisation du droit à l’avortement sur simple demande entrait en vigueur en Irlande après un référendum retentissant.
Mais c’était sans compter sur la montée des conservatismes à l’œuvre partout dans le monde. C’est le cas, notamment, aux États-Unis : selon l’Institut Guttmacher, 25 dispositions légales restreignant l’accès à l’avortement sur le délai gestationnel, les raisons valides pour avorter ou les méthodes utilisées – ont été promulguées dans douze États. Pour n’en citer que quelques uns principalement du Sud et du Centre-Ouest du pays, tels que l’Alabama, la Georgie ou encore l’Indiana. Au-delà de ces restrictions, d’autres stratégies ont été mises en œuvre pour restreindre l’accès à l’avortement telles que la formulation de nouvelles exigences aux fournisseurs de services d’avortement comme celle d’informer les patientes de la réversibilité d’un avortement médicamenteux, ce qui n’est pas scientifiquement prouvé.
En réaction à ce retour en arrière, certaines législatures du Nord-Est et de l’Ouest du pays, comme en Illinois, ont pris de des dispositions protégeant le droit à l’avortement tout en étendant l’accès aux services de contraception et à l’éducation sexuelle. Ainsi, cette année 36 mesures protégeant l’avortement ont été prises.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe n’est pas demeuré en reste en 2019. Ainsi, avec la libéralisation au Royaume-Uni (sous l’impulsion d’un changement de législation en Irlande du Nord) et en Irlande, l’Union européenne compte désormais 26 pays disposant de législations libérales en matière de droit à l’avortement. Cependant, celui-ci est toujours totalement interdit à Malte, où les contrevenant.e.s (femmes ayant avorté ou practitien.ne.s) s’exposent à une peine allant jusqu’à 3 ans d’emprisonnement. Il est très restreint en Pologne où il n’est autorisé que dans 4 conditions (malformation du fœtus, danger pour la vie de la mère, viol et inceste).
Au-delà du droit formel : « l’objection de conscience » au « Nord » comme au « Sud »
Par ailleurs, s’attarder sur le profil du continent européen au regard du droit à l’avortement requiert également de mettre l’accent sur le fossé existant entre droit formel, c’est-à-dire tel qu’il est prévu dans la loi, et droit réel, tel qu’il peut être exercé effectivement par les femmes.
En effet, en réalité, l’accès à l’avortement reste parfois très limité dans des pays où celui-ci est pourtant légal sans condition. Une des raisons majeures de ce phénomène réside dans une disposition, présente dans de nombreuses lois, connue sous le nom de “clause de conscience”. Cette dernière permet aux professionnel.le.s ne souhaitant pas pratiquer d’avortements, invoquant des raisons d’ordre moral et/ou religieux, de se retirer du protocole d’avortement, et ce à différentes étapes de celui-ci. Le taux d’objecteur·rice·s de conscience varie fortement d’un pays à un autre, et, au sein des pays, d’un territoire à un autre. Cela crée une rupture d’égalité sur le plan territorial. On compterait jusqu’à 71% d’objecteur·ice·s de conscience en Italie, et jusqu’à 79% dans la région de Rome. De même en Irlande, malgré la légalisation récente, seul.e un.e généraliste sur dix pratique l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Enfin, autre exemple, en France, selon l’ONG Médecins du Monde, en 2018, 40% des femmes vivaient dans un environnement où l’accès à l’avortement est rendu difficile, en particulier du fait de la multiplication des fermetures de cliniques pratiquant l’IVG.
La pratique de l’objection de conscience n’est pas l’apanage de l’Europe seule. En effet, en Amérique latine, continent où les pays et les territoires légalisant le droit à l’avortement sans condition se comptent sur les doigts d’une main (Cuba, Uruguay, Guyana, Guyane française et Puerto Rico), celle-ci est également de vigueur. C’est ainsi, par exemple, que l’accès à l’avortement des Uruguayennes, obtenu seulement en 2012 sans condition, est aujourd’hui mis en péril.
La situation dans les pays en développement : l’urgence en Amérique latine et en Afrique
Les femmes d’Amérique latine doivent aussi et surtout faire face à des cadres législatifs très restrictifs au regard du droit à l’avortement et ce malgré les mobilisations monstres qui ont eu lieu ces dernières années, tout particulièrement en Argentine et au Chili mais également au Brésil. Malgré l’ampleur des résistances féministes à l’œuvre, les espoirs d’évolution des cadres législatifs, notamment au Brésil et en Argentine en 2018 mais aussi plus récemment en Équateur en 2019 où la dépénalisation a été rejetée par les parlementaires, ont été jusqu’alors déçus. De fait, dans les pays du continent où l’avortement est illégal, des dizaines de femmes sont jugées pour homicides et condamnées à plusieurs années de prison, pour avoir avorté et parfois même en cas de fausse-couche. Au Salvador, où la peine encourue pour avoir avorté est comprise entre deux et huit ans de prison, 16 femmes sont encore emprisonnées aujourd’hui. La plupart viennent de milieux ruraux et pauvres.
Un tel tableau pour le moins affolant peut également être dressé sur le continent africain où 93% des femmes africaines en âge de procréer vivent dans des pays aux cadres législatifs relatifs à l’avortement restrictifs et où l’avortement est totalement illégal dans 10 pays (sur 54). Un exemple marquant de l’actualité 2019 est pour le moins révélateur : l’histoire de la journaliste marocaine Hajar Raissouni qui fut poursuivie par le tribunal de Rabat pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage » avant d’être graciée par le Roi du Maroc en octobre 2019, suite à l’indignation nationale provoquée par un procès aux allures de cabale politique.
Enfin, si le cadre législatif en matière d’avortement est plus permissif en Asie que dans le reste des pays en développement, un tiers des pays du continent l’autorisant sur demande de la femme, il demeure totalement interdit aux Philippines et autorisé dans des conditions très restrictives au Bangladesh, en Birmanie et au Sri Lanka. Il en est de même pour tous les pays du Moyen-Orient.
Malgré l’ensemble de ces constats, toute lueur d’espoir n’est pas perdue, bien au contraire. De par le monde entier, des centaines de milliers de personnes continuent de se mobiliser pour le droit de toutes les femmes à disposer de leur propre corps. Et leurs efforts ne sont pas vain. En effet, en cette fin d’année 2019, l’Argentine a vu arriver à sa tête un nouveau Président, Alberto Fernández, s’étant proclamé en faveur de la libéralisati
on du droit à l’avortement. De même, en 2019, grâce à la mobilisation des Salvadoriennes, cinq femmes condamnées pour avoir avorté ont été libérées.
L’année 2020 s’annonce donc décisive et le combat continuera de plus belle jusqu’à ce que toutes les femmes de par le monde voient leurs droits sexuels et reproductifs respectés.
Sources
France Info, « L’avortement, un accès toujours très inégal dans le monde », 22.10.2019, disponible sur : https://www.francetvinfo.fr/sante/grossesse/l-avortement-un-acces-toujours-tres-inegal-dans-le-monde_3670239.html
France Inter, « Irlande : un an après sa légalisation l’IVG reste très difficile d’accès », 29.12.2019, disponible sur : https://www.franceinter.fr/en-irlande-un-an-apres-la-legalisation-de-l-avortement-seuls-10-des-generalistes-le-pratiquent
Elizabeth Nash, Lizamarie Mohammed, Olivia Cappello, Sophia Naide, « State Policy Trends 2019 : A Wave of Abortion Bans, But Some States Are Fighting Back », Guttmacher Institute, décembre 2019, disponible sur : https://www.guttmacher.org/article/2019/12/state-policy-trends-2019-wave-abortion-bans-some-states-are-fighting-back
Guttmacher Institute, « L’avortement en Afrique », mars 2018, disponible sur : https://www.guttmacher.org/fr/fact-sheet/avortement-afrique
AFP, « Le débat sur l’avortement repart de plus belle en Argentine », Le Journal de Montréal, 23.11.2019, disponible sur : https://www.journaldemontreal.com/2019/11/23/le-debat-sur-lavortement-repart-de-plus-belle-en-argentine
Angeline Montoya, « Au Salvador, une femme jugée pour homicide après une fausse couche risque un troisième procès », Le Monde, 10.09.2019, disponible sur : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/10/au-salvador-une-femme-jugee-pour-homicide-apres-une-fausse-couche-risque-un-troisieme-proces_5508689_3210.html
Le Monde, « Le roi du Maroc gracie la journaliste Hajar Raissouni, condamnée pour « avortement illégal » », 16.10.2019, disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/16/le-roi-du-maroc-gracie-la-journaliste-hajar-raissouni-condamnee-pour-avortement-illegal_6015765_3212.html
Toute l’Europe, « Le droit à l’avortement dans l’UE », 04.11.2019, disponible sur : https://www.touteleurope.eu/actualite/le-droit-a-l-avortement-dans-l-ue.html
Luna Gay-Padoan, « Accès à l’avortement : un droit inégal ? », TV5Monde, 28.09.2019, disponible sur : https://information.tv5monde.com/info/acces-l-avortement-un-droit-inegal-323981
Pour un panorama exhaustif de l’accès à l’avortement dans le monde, lire : Guillaume Agnès, Rossier Clémentine, « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Population, 2018/2 (Vol. 73), p. 225-322. DOI : 10.3917/popu.1802.0225. URL : https://www.cairn.info/revue-population-2018-2-page-225.htm
Pour citer cet article : Julia Heres Garcia, ”Le droit à l’avortement en 2019 dans le monde : un pas en avant, trois en arrière ?”, pour le projet ¡BASTA YA! – un documentaire militant sur la lutte collective pour le droit à l’avortement en Amérique latine.
Rendez-vous sur le site internet de ¡BASTA YA! et les pages Instagram et Facebook pour en savoir plus.