Le Pays du Sourire aux portes de la légalisation du mariage homosexuel : une analyse de la communauté LGBTQIA+ thaïlandaise

Temps de lecture : 7 minutes

27/06/2022

Violette Pottié

La semaine dernière, la Chambre Basse thaïlandaise s’est attelée à l’étude de plusieurs projets de loi autour de l’union des couples de même sexe. Il s’agit d’une première pour un pays d’Asie du Sud-Est[1]Compris dans cet article comme les membres de la communauté de l’ASEAN : Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie et Cambodge., où le Pays du Sourire[2]La Thaïlande est également appelée le « Pays du Sourire ». Cette appellation fait écho à la culture du sourire dans le pays, bien différente de la nôtre : les Thaïlandais·e·s utilisent le … Continue reading fait figure d’exception en matière de droits LGBTQIA+. Il est l’un des seuls pays, avec les Philippines, à avoir adopté des lois sanctionnant les discriminations basées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Pendant ce temps, l’homosexualité est encore lourdement criminalisée dans plusieurs pays de la région[3]En Birmanie au Brunei, en Malaisie et à Singapour.. Si la Thaïlande décide d’adopter un de ces projets de loi, elle deviendrait alors le deuxième pays d’Asie, après Taïwan, à légaliser les unions de couples de même sexe.

Une première étape vers la législation du mariage homosexuel au Parlement thaïlandais

Alors que la communauté LGBTQIA+ célébrait en ce mois de juin la première Marche des Fiertés à Bangkok depuis 16 ans, le Parlement donnait, le 15 juin, son accord pour l’examen de quatre projets de loi ouvrant la voie au mariage homosexuel dans le pays. Si deux d’entre eux envisagent le mariage et la garantie de l’égalité des droits entre couples homosexuels et hétérosexuels, les deux autres font état de moins d’ambition et se limitent à l’établissement d’unions civiles. Un comité parlementaire de 25 membres a été chargé d’étudier les différentes propositions lors des quinze prochains jours. À l’issue du verdict, le texte sera de nouveau soumis à la Chambre Basse pour deux lectures supplémentaires avant d’être définitivement adopté.

La Thaïlande, un pays d’Asie du Sud-Est moteur pour les droits LGBTQIA+

Il n’est pas anodin que la Thaïlande soit le premier pays de l’ASEAN à considérer l’adoption du mariage homosexuel. En effet, sa communauté LGBTQIA+, connue à l’international pour ses katoeys[4]Les katoeys sont vu·e·s en Thaïlande, comme un « troisième sexe ». Né·e·s dans un corps biologiquement masculin, ces personnes font partie intégrante du paysage thaïlandais. Certain·e·s … Continue reading, est l’une des plus visibles d’Asie. Dans les médias, la représentation LGBTQIA+ n’est pas tabou, que ce soit dans les publicités ou les émissions de télévision. Au niveau politique, les dernières élections législatives de 2019 ont vu l’entrée de quatre parlementaires transgenres dans la Chambre Basse, tou·te·s issu·e·s du Parti du Nouvel Avenir. Troisième groupe au Parlement, ce dernier compte 5% de membres LGBTQIA+[5]Sellin, E. (8 juin 2019) Vers une meilleure prise en compte des LGBT en Thaïlande ?. Thailandefr. https://www.thailande-fr.com/societe/85096-vers-une-meilleure-prise-en-compte-des-lgbt-en-thailande. Définissant la diversité culturelle comme l’un de ses objectifs principaux, le parti est notamment à l’origine d’un des projets de loi pour le mariage des couples de même sexe.

Ce contraste avec d’autres pays d’Asie du Sud-Est peut être expliqué par l’histoire de la Thaïlande, singulière au sein de la région. Contrairement au reste de l’ASEAN, la Thaïlande n’a pas vécu de colonisation occidentale directe. Cette indépendance se ressent aujourd’hui dans la perception des personnes LGBTQIA+ dans le pays, héritage des mentalités et mœurs de l’empire du Siam. Un article de France Culture[6]Ropert, P. (11 février 2020) Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ? … Continue reading revient sur le travail de Peter A. Jackson, Performative Genders, Perverse Desires: A Bio-History of Thailand’s Same-Sex and Transgender Cultures[7]Jackson, P. (9 août 2003) Performative Genders, Perverse Desires: A Bio-History of Thailand’s Same-Sex and Transgender Cultures. [Genres Performatifs, Désirs Pervers : Une bio-histoire des … Continue reading dans lequel le chercheur retrace l’histoire du genre en Thaïlande. Il est expliqué dans l’article qu’avant la moitié du XXe siècle, la notion de genre était fluide et distincte de la binarité féminin/masculin occidentale. C’est en réalité la signature de traités commerciaux avec les pays européens qui a poussé le Siam à vouloir conformer son code juridique aux normes de “civilisation” européennes, avec par exemple la pénalisation de la sodomie durant la première moitié du XXe siècle. Néanmoins, cette dernière fut très vite abandonnée en 1956, jugée inutile puisque les autorités du pays continuaient de traiter les relations homosexuelles comme partie intégrante de la société[8]Ibid.

Plus généralement, la vision du genre en Thaïlande diverge largement de celle de l’Occident. Le terme phêet , pouvant être défini comme « une pluralité d’aspects rattachés au sexe, au genre et à l’orientation sexuelle[9]Tannouri, W. (27 juillet 2017) Le troisième genre : le cas des Toms et des Dees en Thaïlande. https://redtac.org/asiedusudest/2017/06/27/le-troisieme-genre-le-cas-des-toms-et-des-dees-en-thailande/ », y est préféré. La binarité de féminin/masculin n’a donc historiquement pas grand sens en Thaïlande, où les populations se sont pendant des siècles habillées de la même manière, peu importe leur sexe biologique.

L’impérialisme n’a toutefois pas épargné le reste de l’Asie du Sud-Est où les mentalités et traditions religieuses occidentales ont impacté la perception des communautés LGBTQIA+. À Singapour ou en Malaisie, la loi établie durant l’époque coloniale condamne les relations homosexuelles par des peines d’emprisonnement, des amendes, ou encore des châtiments corporels[10]Mosbergen, D. (28 octobre 2015) Etre LGBT en Asie du Sud-Est : maltraitance, survie et incroyable courage. The Huffington Post. … Continue reading. « Les droits et libertés de la communauté LGBTQIA+ dans des pays comme l’Indonésie ou le Brunei sont constamment remis en question, confrontant les individus avec des lois toujours plus radicales leur interdisant d’exprimer leur amour[11]Rujivanarom, P. (31 mai 2019) Just looking for recognition. [Simplement à la recherche de reconnaissance] The Nation. https://www.nationmultimedia.com/detail/national/30370343 », exprime le professeur D. Sanders à ce sujet.

La religion joue également un rôle dans l’acceptation des communautés LGBTQIA+. 93% de la population thaïlandaise est bouddhiste theravada[12]2020 Report on International Religious Freedom: Thailand. [Rapport 2020 sur la liberté religieuse internationale] (12 mai 2021) U.S. Department of State (Office of International Religious Freedom). … Continue reading, branche du bouddhisme ne faisant pas de distinction entre l’homosexualité et l’hétérosexualité[13]De Silva, A.L. (2003) Homosexuality and Theravada Buddhism. [Homosexualité et Bouddhisme Theravada]. Le seul acte condamnable dans les textes religieux est celui de la tromperie, indépendamment du genre de la personne avec laquelle elle est pratiquée. Le contraste est fort avec certains pays islamiques de la région suivant la charia, à l’instar du Brunei où l’homosexualité est considérée comme un crime, passible de mort par lapidation.

Derrière les drapeaux colorés, une réalité complexe

Malgré l’apparente ouverture du pays, nombre d’obstacles font encore face aux personnes queer. La communauté souffre de nombreuses discriminations, notamment dans les milieux de l’éducation, de la santé, du logement ou encore du travail. Un rapport de l’ANTP révèle qu’à candidature égale les demandeur·euse·s d’emploi cisgenres reçoivent 24,1% de réponses positives de plus que les personnes transgenres[14]Denied Work [Travail Refusé] (2019) Asia Pacific Transgender Network.. Face à ces portes fermées par les préjudices, beaucoup de personnes transgenres n’ont d’autre choix que de travailler dans l’industrie du sexe ou le milieu de la nuit, s’exposant à de nombreux risques. « Il est fort probable que le taux de personnes transgenres infectées [par le VIH] soit plus important que chez les utilisateurs de drogues intraveineuses en Thaïlande[15]Sexual Health and Rights – Sex Workers, Transgender People & Men Who have Sex with Men – Thailand [Santé sexuelle et droits – Travailleurs du Sexe, personnes trasngenres & … Continue reading », ces derniers étant pourtant considérés comme la catégorie la plus à risque d’infection du pays, suivi de près par les travailleur·euse·s sexuel·le·s, expliquait A. Hunter dans un rapport de l’Open Society Institute[16]Ibid.

Pourtant, les priorités de l’État semblent se porter ailleurs lorsqu’il est question des communautés LGBTQIA+. Il est vrai que le gouvernement profite largement de l’image de tolérance vis-à-vis des personnes queer. Au sein d’un continent historiquement hostile aux communautés LGBTQIA+, le visage amical et tolérant du Pays du Sourire permet d’attirer de nombreux·ses touristes de toutes orientations et identités sexuelles. L’Autorité thaïlandaise du tourisme n’hésite alors pas à faire preuve de pinkwashing et à miser stratégiquement sur le « tourisme LGBT[17]défini par l’Organisation Mondiale du Tourisme comme le “développement du marketing de produits et services touristiques aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transgenres” », créant des campagnes telles que Go Thai, Be Free, diffusées à l’international. Bon Nadech, gérant d’un bar homosexuel, exprime le potentiel économique d’un tourisme « gay » : « Chaque nuit, la moitié de nos clients viennent de Chine[18]Thaïlande: Un havre de paix pour les homosexuels chinois. (10 septembre 2017) AFP ». De fait, le tourisme représente un revenu majeur pour le pays, contribuant à 6,78% du PIB thaïlandais en 2017 et 2020[19], plaçant le pays en tête des destinations d’Asie du Sud-Est. Le gouvernement thaïlandais semble donc préférer se pencher sur la question LGBTQIA+ de manière sélective, profitant de la lucrativité de son image tolérante tout en fermant les yeux devant les obstacles que subit la communauté au quotidien.

Entre union civile et mariage, la nuance qui fait toute la différence

Le projet de mariage homosexuel apparaît alors comme un enjeu primordial pour les membres de la communauté queer. Une telle légalisation entraînerait une reconnaissance officielle de leur union devant l’État, et garantirait également le droit à l’adoption, au partage de la propriété et au divorce. Or, les projets de loi présentés ne sont pas tous en faveur du mariage ; la moitié ne propose qu’une union civile. Cette dernière option provoque de grands débats, n’étant pas spécialement considérée par les personnes LGBTQIA+ comme un réel progrès. Le projet de loi porté par le Parti du Nouvel Avenir s’inscrit plutôt dans une vision inclusive du mariage et prévoit un changement dans la terminologie utilisée dans les lois thaïlandaises sur le mariage. Ainsi, plutôt que d’employer les mots « femme/mari », le terme « époux·se » serait adopté, de même qu’à « femme/homme » serait préféré « personne[19]Parliament passes 1st reading of Marriage Equality Bill, paving way for same sex marriage [Le Parlement approuve la première lecture de la loi d’équalité du mariage, ouvrant la voie au marriage … Continue reading ».

Malgré une apparente ouverture de la société thaïlandaise à la communauté LGBTQIA+, la lutte pour la légalisation du mariage n’est pas encore gagnée. Certaines institutions restent défavorables au projet. L’année dernière, la Cour Constitutionnelle avait à ce propos déclaré que « l’égalité face au mariage ne briserait pas seulement l’ordre naturel des choses, mais perturberait aussi les fondements mêmes de la société et de l’humanité[20]Explained: Why LGBTQ-friendly Thailand is yet to recognize same-sex marriage [Expliqué : Pourquoi la tolérante Thaïlande n’est pas prête de reconnaître le marriage des couples de même sexe] … Continue reading », en plus d’exprimer sa désapprobation du droit à l’adoption pour tous. Les prochaines semaines s’annoncent donc décisives au Pays du Sourire. Si le mariage homosexuel venait finalement à être légalisé, la Thaïlande s’inscrirait alors en véritable pionnière au sein de l’Asie du Sud-Est.

Pour citer cet article : Violette Pottié, « Le Pays du Sourire aux portes de la légalisation du mariage homosexuel : une analyse de la communauté LGBTQIA+ thaïlandaise », 27/06/2022, Institut du Genre en Géopolitique

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Compris dans cet article comme les membres de la communauté de l’ASEAN : Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie et Cambodge.
2 La Thaïlande est également appelée le « Pays du Sourire ». Cette appellation fait écho à la culture du sourire dans le pays, bien différente de la nôtre : les Thaïlandais·e·s utilisent le sourire pour exprimer une kyrielle d’émotions, du bonheur à la tristesse.
3 En Birmanie au Brunei, en Malaisie et à Singapour.
4 Les katoeys sont vu·e·s en Thaïlande, comme un « troisième sexe ». Né·e·s dans un corps biologiquement masculin, ces personnes font partie intégrante du paysage thaïlandais. Certain·e·s se considèrent femmes, d’autres comme faisant partie d’un « troisième » genre ; la définition reste fluide.
5 Sellin, E. (8 juin 2019) Vers une meilleure prise en compte des LGBT en Thaïlande ?. Thailandefr. https://www.thailande-fr.com/societe/85096-vers-une-meilleure-prise-en-compte-des-lgbt-en-thailande
6 Ropert, P. (11 février 2020) Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/pourquoi-les-personnes-transgenres-semblent-plus-acceptees-en-asie-du-sud-est-1825583
7 Jackson, P. (9 août 2003) Performative Genders, Perverse Desires: A Bio-History of Thailand’s Same-Sex and Transgender Cultures. [Genres Performatifs, Désirs Pervers : Une bio-histoire des cultures homosexuelles et transgenres en Thaïlande] Intersections: Gender, History and Culture in the Asian Context. http://intersections.anu.edu.au/issue9/jackson.html
8 Ibid
9 Tannouri, W. (27 juillet 2017) Le troisième genre : le cas des Toms et des Dees en Thaïlande. https://redtac.org/asiedusudest/2017/06/27/le-troisieme-genre-le-cas-des-toms-et-des-dees-en-thailande/
10 Mosbergen, D. (28 octobre 2015) Etre LGBT en Asie du Sud-Est : maltraitance, survie et incroyable courage. The Huffington Post. https://www.huffingtonpost.fr/2015/10/28/lgbt-asie-sud-est_n_8283652.html
11 Rujivanarom, P. (31 mai 2019) Just looking for recognition. [Simplement à la recherche de reconnaissance] The Nation. https://www.nationmultimedia.com/detail/national/30370343
12 2020 Report on International Religious Freedom: Thailand. [Rapport 2020 sur la liberté religieuse internationale] (12 mai 2021) U.S. Department of State (Office of International Religious Freedom). https://www.state.gov/reports/2020-report-on-international-religious-freedom/thailand/
13 De Silva, A.L. (2003) Homosexuality and Theravada Buddhism. [Homosexualité et Bouddhisme Theravada]
14 Denied Work [Travail Refusé] (2019) Asia Pacific Transgender Network.
15 Sexual Health and Rights – Sex Workers, Transgender People & Men Who have Sex with Men – Thailand [Santé sexuelle et droits – Travailleurs du Sexe, personnes trasngenres & hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes – Thaïlande]. (2006) Open Society Institute
16 Ibid
17 défini par l’Organisation Mondiale du Tourisme comme le “développement du marketing de produits et services touristiques aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles ou transgenres”
18 Thaïlande: Un havre de paix pour les homosexuels chinois. (10 septembre 2017) AFP
19 Parliament passes 1st reading of Marriage Equality Bill, paving way for same sex marriage [Le Parlement approuve la première lecture de la loi d’équalité du mariage, ouvrant la voie au marriage pour les couples de mêm sexe] (15 juin 2022) Thai PBS World https://www.thaipbsworld.com/parliament-passes-1st-reading-of-marriage-equality-bill-paving-way-for-same-sex-marriage/
20 Explained: Why LGBTQ-friendly Thailand is yet to recognize same-sex marriage [Expliqué : Pourquoi la tolérante Thaïlande n’est pas prête de reconnaître le marriage des couples de même sexe] (27 décembre 2021) Deutsche Welle https://frontline.thehindu.com/dispatches/explained-why-lgbtq-friendly-thailand-is-yet-to-recognize-same-sex-marriage/article38047164.ece