Israël : un progressisme LGBTQIA+ à deux vitesses

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03/08/2022

Jeanne Chassereau

Le 19 juin dernier, le gouvernement israélien a présenté devant la Cour Suprême sa décision d’accorder un permis de travail à 66 réfugié·e·s LGBTQIA+ palestinien·ne·s ayant fui les territoires palestiniens occupés à la suite de discriminations homophobes[1]Peleg, B., & Shezaf, H. (20 juin 2022). Israel to Give Work Permits to LGBT Palestinians Granted Asylum. Haaretz.com. Consulté le 26 juin 2022.. Au premier abord, cette nouvelle peut sembler réjouissante ; cela fait des années que les associations de défense des droits humains exigent qu’Israël accorde le droit d’asile aux palestinien·ne·s LGBTQIA+, non-reconnu·e·s en tant que réfugié·e·s. Cependant, cette décision concerne uniquement des permis de travail à courte durée qui ne garantissent pas l’accès aux services de santé publique ni à un titre de séjour longue durée.  L’objectif affirmé de cette mesure est de pousser les réfugié·e·s LGBTQIA+ palestinien·ne·s à émigrer vers un pays tiers[2]Boxerman, A. (20 juin 2022). Israel to allow LGBT Palestinians granted temporary asylum to work. Timesofisrael.com., et à ne pas rester sur le territoire israélien.

Cette victoire en demi-teinte a de quoi étonner, si l’on considère le discours progressiste adopté par Israël sur la question des droits LGBTQIA+. L’État juif se place depuis le début des années 2010 en champion des droits queers au Moyen-Orient. Tel-Aviv accueille ainsi depuis 1993 la plus grande marche des fiertés de la région, dont l’édition 2022 a rassemblé plus de 220 000 participant·e·s. Israël peut également s’enorgueillir de compter plusieurs député·e·s ouvertement queers au sein de son parlement[3]AFP (22 juin 2020). Israël a le Parlement le plus gay de son histoire. Challenges.fr. ou encore d’avoir une armée modèle en matière d’inclusivité des personnes transgenres[4]Schwartz, Y. (9 août 2016). What the U.S. Is Learning From How Israel Treats Transgender Soldiers. Time.com.. Pour autant, de nombreuses voix s’élèvent depuis plusieurs années pour dénoncer cette inclusivité apparente. Elle serait uniquement motivée par une volonté d’Israël de s’attirer la sympathie internationale de sorte à faire oublier ses violations du droit international en Palestine. Qualifiée de « pinkwashing », cette diplomatie par la récupération politique des luttes LGBTQIA+ cache un système d’inclusion à deux vitesses qui ségrègue encore fortement queers israélien.ne.s d’une part et queers palestinien·ne·s de l’autre.

Tel-Aviv la flamboyante, vitrine progressiste

Mise en place par Israël durant la deuxième moitié des années 2000, la stratégie israélienne du pinkwashing repose selon l’anthropologue Sa’ed Atshan sur deux piliers :en premier lieu, la mise en avant de la liberté des queers israélien·ne·s, et de la supposée homophobie des palestinien·ne·s[5]Atshan, S. Queer Palestine and the Empire of Critique, 2020. Stanford: Stanford University Press.  dans un second temps. Ainsi, de nombreuses organisations sionistes relayent le narratif d’un Israël accueillant à bras ouvert les personnes LGBTQIA+ qui fuient les persécutions d’un peuple palestinien qualifié d’arriéré et rétrogade. L’association sioniste StandWithUS a notamment multiplié les publications allant dans ce sens, allant jusqu’à relayer des images représentant un marteau aux couleurs du drapeau de l’Islam s’abattant sur le drapeau LGBTQIA+[6]Compte Twitter de @StandWithUs. L’organisation a également relayé dans les universités britanniques un document affirmant que « Certain·e·s palestinien·ne·s cherchent à nuire aux homosexuel·le·s de leur entourage » et incitant les lecteurs à se rapprocher d’organisations israéliennes[7]StandWithUs. (2017). LGBTQ RIGHTS IN ISRAEL AND THE MIDDLE EAST. Los Angeles; StandWithUS. Bien que publié en 2017, ce document est encore proposé à des étudiant.e.s britanniques en 2022, et a … Continue reading. Bien que la communauté LGBTQIA+ palestinienne soit effectivement la cible de violences au sein des territoires occupés, le recours à ce type de discours nie l’existence des nombreux acteurs LGBTQIA+ palestiniens se mobilisant à l’échelle locale afin de faire reconnaître la légitimité des personnes queers au sein du peuple palestinien, et invisibilise la grande divertisé de situations connues par la communauté LGBTQIA+ palestinienne en réduisant l’expérience queer palestinienne à une expérience violente. Juxtaposés, ces deux discours visent à prouver la supériorité morale d’Israël sur la Palestine, et ainsi à détourner l’attention internationale de l’occupation de la Palestine en mettant en avant le progressisme israélien.  

Cette stratégie ayant pour objectif de positionner Israël en épicentre de la communauté queer au Moyen-Orient a été introduite en 2005 dans le cadre de la campagne « Brand Israel », menée conjointement par les Ministères des Affaires Étrangères, du Tourisme et des Affaires Stratégiques. Au cœur de cette campagne, la ville de Tel-Aviv. Choisie pour sa population jeune et sa vie nocturne dynamique, elle a été la cible d’investissements massifs provenant à la fois de l’État et d’entreprises israéliennes et se concentrant sur la marche des fiertés et la vie nocturne LGBTQIA+. La promotion de la ville est notamment passée par l’envoi de nombreuses délégations israéliennes à l’étranger, que ce soit lors des marches des fiertés néo-zélandaises[8]Joule, L. (22 janvier 2015). Breaking: Israeli Embassy Float Not Returning For 2015 Parade. Gayexpress.co.nz ou sur les murs de Londres[9]Paredes, N. Israel Tourism Ministry say reaction to controversial Tel Aviv Pride ad was ‘priceless’. Attitude.co.uk.. Ciblant principalement une clientèle homosexuelle masculine, occidentale et aisée, cette campagne a eu pour effet de propulser Tel-Aviv au rang de destination phare du tourisme gay en une décennie seulement. Ainsi, la ville a accueilli en 2015 plus de 50 000 touristes gays[10]Hartal, G. (2019). Gay tourism to Tel-Aviv: Producing urban value? Urban Studies, 56(6), 1148–1164. https://doi.org/10.1177/0042098018755068, dont beaucoup ont eu recours à des agences de voyage proposant des séjours queers faits sur mesure.

Tous ces mécanismes participent à la création d’un véritable soft power arc-en-ciel, qui s’appuie sur la législation particulièrement inclusive du pays. La discrimination sur la base de l’orientation sexuelle est illégale dans le pays et les personnes LGBTQIA+ ont la capacité de former des unions civiles comme elles le souhaitent. Seul obstacle demeurant pour les personnes queers, le mariage n’est pas légal pour les couples de même genre.

Cependant, les accusations de pinkwashing à l’égard d’Israël pointent du doigt son approche pour le moins sélective des droits humains. En premier lieu, le positionnement d’Israël en faveur de l’inclusion des personnes LGBTQIA+ et de la lutte contre les discriminations questionne. Comme dénonce Human Rights Watch dans un rapport de 2021, l’État israélien se livre quotidiennement à des violations des droits humains au sein des territoires palestiniens occupés depuis la Guerre des Six Jours en 1967[11]Human Rights Watch (27 avril 2021). A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution.. Abondamment documentées, ces violations des droits humains sont qualifiées de crime contre l’humanité[12]Human Rights Watch (27 avril 2021). A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution. et comportent notamment l’expropriation de terres en Cisjordanie[13]Assemblée Générale des Nations Unies. (2015). Israeli settlements in the Occupied Palestinian Territory, including East Jerusalem, and in the Occupied Syrian Golan. Ohchr.org, la restriction de mouvements[14]UN Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. (20 mars 2022). Movement in and out of Gaza: update covering January 2022 – occupied Palestinian territory. ReliefWeb.int., les arrestations arbitraires[15]UN Office of the High Commissioner for Human Rights. (16 juin 2022).  UN experts condemn Israel’s arbitrary detention and conviction of Palestinian aid worker. Ohchr.org. et actes de torture sur détenus[16]Baroud, Z. (10 décembre 2021). When will Israel stop torturing Palestinian prisoners? Aljazeera.com..

Pour les queers palestinien·ne·s, une inclusivité mirage

Un second point génère également de multiples critiques internationales. Depuis plus d’une dizaine d’années, les soutiens d’Israël avancent que le progressisme israélien est une opportunité inespérée pour les Palestinien·ne·s LGBTQIA+, qui fuient souvent leurs communautés afin d’échapper à la violence homophobe. Cependant, ce discours passe sous silence des politiques menées par Israël visant explicitement à la marginalisation des palestinien·ne·s queers. Depuis le début des années 2010, Israël a notamment recours à des méthodes de chantage à l’outing vis-à-vis des palestinien·ne·s LGBTQIA+, de sorte à contraindre les victimes à servir d’informatrices au sein des territoires occupés[17]Rudoren, J. (12 septembre 2014). Veterans of Elite Israeli Unit Refuse Reserve Duty, Citing Treatment of Palestinians. Nytimes.com.. Espionnées par les services secrets israéliens, les victimes s’exposent à voir leur homosexualité révélée à leurs familles si elles refusent de collaborer. Le recours à de telles méthodes met en danger les individus LGBTQIA+, déjà victimes de hauts niveaux de violence en Palestine[18]Human Dignity Trust.  Palestine country profile. humandignitytrust.org..

La mise en danger des queers palestiniens par l’État israélien ne se limite cependant pas aux territoires occupés. Les réfugié·e·s queers palestinien·ne·s se retrouvent traités en parias au sein même d’un État se présentant comme champion des droits de la communauté LGBTQIA+ au Moyen-Orient[19]Atshan, S. “Global Solidarity and the Politics of Pinkwashing”, dans Queer Palestine and the Empire of Critique, 2020.. Israël ne reconnaît ainsi pas les discriminations homophobes comme un motif légitime de demande d’asile pour les Palestinien·ne·s, ce qui rend presque impossible toute démarche de fuite en cas de violences. Quand de rares Palestinien·ne·s  réussissent à rejoindre Israël, iels se retrouvent en situation de quasi-clandestinité. Bien que toléré·e·s sur le territoire, iels sont dans l’incapacité de travailler, de bénéficier de la sécurité sociale et recourent souvent au travail du sexe à défaut de pouvoir régulariser leur situation[20]Aldubi, T. 17 août 2020. Queer Palestinians speak out: « If I return, they’ll shoot me in the leg” . Fairplanet.org..

Tragique exemple de ce phénomène, le décès de Zehava qui a causé l’indignation du milieu queer palestinien. En octobre 2021, Zehava, femme trans palestinienne originaire de Cisjordanie, s’est suicidée à Haïfa[21]Lee, V. & Peleg, B. (19 octobre 2021). What a Transgender Woman’s Death Reveals About Palestinian LGBTQ Community in Israel. Haaretz.com.. Persécutée au sein de sa famille, elle avait fui pour Israël dans l’espoir d’obtenir un titre de séjour. À l’instar de nombreux autres demandeurs et demandeuses d’asile queers palestinien·ne·s, Zehava n’a obtenu qu’un titre de séjour court, renouvelable tous les mois et ne donnant ni le droit d’exercer un travail sur le territoire israélien, ni d’ouvrir un compte en banque, ni de bénéficier du système de santé publique. Le cas de Zehava est tristement représentatif de la situation des demandeur·se·s d’asile palestinien·ne·s queers, qui se retrouvent privé·e·s de droits fondamentaux au sein même d’un pays se revendiquant ouvert et inclusif.

L’impossible inclusivité sous un régime colonial

Questionner le pinkwashing n’empêche en rien de saluer les progrès d’Israël en matière de droits LGBTQIA+ et les nombreux espaces d’expression queers que ceux-ci engendrent. Cependant, il est également primordial de comprendre la situation des communautés queers en Israël et en Palestine dans toute leur complexité. Ainsi, il semble impossible de parler de véritable inclusivité en Israël quand cette démarche est avant tout motivée par la volonté de présenter le peuple palestinien comme un peuple homophobe. De fait, face à la violence coloniale d’Israël en Palestine, peu importe l’orientation sexuelle des victimes. Que les palestinien·ne·s soient LGBTQIA+ ou non, iels sont toustes victimes d’une violence d’État quotidienne. Pour AlQaws, principale association LGBTQIA+ palestinienne, « Le pinkwashing dit aux palestinien·ne·s que la libération personnelle ne peut être trouvée qu’en s’échappant de leur communauté et en courant dans les bras de leur colonisateur. Le mythe omniprésent selon lequel les Palestiniens trouveraient un « refuge queer » dans les villes israéliennes va à l’encontre des politiques réelles de l’État colonial, qui sont fondées sur l’exclusion et la destruction des Palestiniens, qu’ils soient gays, trans ou autres. Le fantasme de l’humanitarisme israélien s’effondre dès que la situation coloniale est prise en compte. Il n’y a pas de « porte rose » dans le mur de l’apartheid[22]AlQaws. (18 octobre 2020). Beyond Propaganda: Pinkwashing as Colonial Violence. Alqaws.org.. »

Pour citer cette production: Chassereau J., (03.08.2022), « Israël, un progressisme LGBTQIA+ à deux vitesses », Institut du Genre en Géopolitique.

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’auteur.ice.

References

References
1 Peleg, B., & Shezaf, H. (20 juin 2022). Israel to Give Work Permits to LGBT Palestinians Granted Asylum. Haaretz.com. Consulté le 26 juin 2022.
2 Boxerman, A. (20 juin 2022). Israel to allow LGBT Palestinians granted temporary asylum to work. Timesofisrael.com.
3 AFP (22 juin 2020). Israël a le Parlement le plus gay de son histoire. Challenges.fr.
4 Schwartz, Y. (9 août 2016). What the U.S. Is Learning From How Israel Treats Transgender Soldiers. Time.com.
5 Atshan, S. Queer Palestine and the Empire of Critique, 2020. Stanford: Stanford University Press.
6 Compte Twitter de @StandWithUs
7 StandWithUs. (2017). LGBTQ RIGHTS IN ISRAEL AND THE MIDDLE EAST. Los Angeles; StandWithUS. Bien que publié en 2017, ce document est encore proposé à des étudiant.e.s britanniques en 2022, et a notamment été distribué à l’autrice.
8 Joule, L. (22 janvier 2015). Breaking: Israeli Embassy Float Not Returning For 2015 Parade. Gayexpress.co.nz
9 Paredes, N. Israel Tourism Ministry say reaction to controversial Tel Aviv Pride ad was ‘priceless’. Attitude.co.uk.
10 Hartal, G. (2019). Gay tourism to Tel-Aviv: Producing urban value? Urban Studies, 56(6), 1148–1164. https://doi.org/10.1177/0042098018755068
11 Human Rights Watch (27 avril 2021). A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution.
12 Human Rights Watch (27 avril 2021). A Threshold Crossed: Israeli Authorities and the Crimes of Apartheid and Persecution.
13 Assemblée Générale des Nations Unies. (2015). Israeli settlements in the Occupied Palestinian Territory, including East Jerusalem, and in the Occupied Syrian Golan. Ohchr.org
14 UN Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. (20 mars 2022). Movement in and out of Gaza: update covering January 2022 – occupied Palestinian territory. ReliefWeb.int.
15 UN Office of the High Commissioner for Human Rights. (16 juin 2022).  UN experts condemn Israel’s arbitrary detention and conviction of Palestinian aid worker. Ohchr.org.
16 Baroud, Z. (10 décembre 2021). When will Israel stop torturing Palestinian prisoners? Aljazeera.com.
17 Rudoren, J. (12 septembre 2014). Veterans of Elite Israeli Unit Refuse Reserve Duty, Citing Treatment of Palestinians. Nytimes.com.
18 Human Dignity Trust.  Palestine country profile. humandignitytrust.org.
19 Atshan, S. “Global Solidarity and the Politics of Pinkwashing”, dans Queer Palestine and the Empire of Critique, 2020.
20 Aldubi, T. 17 août 2020. Queer Palestinians speak out: « If I return, they’ll shoot me in the leg” . Fairplanet.org.
21 Lee, V. & Peleg, B. (19 octobre 2021). What a Transgender Woman’s Death Reveals About Palestinian LGBTQ Community in Israel. Haaretz.com.
22 AlQaws. (18 octobre 2020). Beyond Propaganda: Pinkwashing as Colonial Violence. Alqaws.org.