En Sierra Leone, d’ambitieuses politiques publiques contre les violences sexuelles

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01/10/2022

Jeanne Chassereau 

Ce vendredi 2 septembre, l’ONU a adopté une résolution historique visant à faciliter l’accès à la justice des survivant·e·s de violences sexuelle[1]Ho, A., ‘We changed the world’: UN passes resolution recognising survivors of sexual violence. Women’s Agenda, 3 septembre 2022, URL : … Continue reading. Salué comme un tournant par la communauté internationale, le texte a été présenté et ardemment défendu par la Sierra Leone. Confronté à des phénomènes de violences sexuelles endémiques depuis la guerre civile de 1991 à 2002, ce petit pays d’Afrique de l’Ouest démontre un leadership ambitieux en matière de lutte contre les violences sexuelles. Cet écrit analyse le contexte spécifique des violences sexuelles en Sierra Leone, les politiques publiques ayant été mises en place pour y répondre ainsi que leurs faiblesses. Il contient également des recommandations de politiques publiques visant à enrayer ce fléau dont les victimes sont en majorité des filles mineures. Alors que les politiques publiques existantes prennent essentiellement la forme de réformes légales, comment peuvent-elles être complétées par des mesures dans le champ de l’action sociale ?

Les violences sexuelles comme héritage de la guerre

De 1991 à 2002, la Sierra Leone est en proie à une guerre civile meurtrière opposant les forces gouvernementales au Front Révolutionnaire Uni (RUF), un groupe armé rebelle principalement composé d’enfants-soldats et de jeunes adultes. Le conflit est l’un des plus sanglants de l’histoire africaine contemporaine, avec 120 000 morts et des milliers de blessé·e·s et déplacé·e·s. Il est tristement connu pour l’ampleur inédite qu’y prend l’usage du viol comme arme de guerre. Près de 200 000 femmes y ont été victimes de violences sexuelles, sur une population globale de près de 4 300 000 habitant·e·s[2]Mitchell, C., Books and bills: Tackling sexual violence in Sierra Leone. Al-Jazeera. 6 février 2020, URL : https://www.aljazeera.com/news/2020/2/6/books-and-bills-tackling- à l’époque. Durant le conflit, l’usage du viol est généralisé et touche les femmes de tout âge, avec toutefois une surreprésentation des filles mineures[3]“We’ll kill you if you cry”: Sexual violence in the Sierra Leone conflict, Human Rights Watch, Janvier 2003, URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/sierleon0103.pdf. Les violences sexuelles sont ainsi présentes sous plusieurs formes. On dénombre notamment de nombreux viols collectifs en public ayant pour but de terroriser les populations, ainsi qu’un fort phénomène d’esclavage sexuel[4]Coulter, C., Bush Wives and Girl Soldiers: Women’s Lives through War and Peace in Sierra Leone (1st ed.), Cornell University Press, 2009.

Au sortir de la guerre en 2002, la Sierra Leone fait le choix de l’amnistie et ne poursuit en justice ni les rebelles du RUF, ni les membres des forces gouvernementales ayant commis des crimes de guerre[5]“We’ll kill you if you cry”: Sexual violence in the Sierra Leone conflict, Human Rights Watch, Janvier 2003, URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/sierleon0103.pdf. Les auteur·rice·s de violences sexuelles ne sont pas inquiété·e·s, et aucune initiative n’est mise en place pour adresser le traumatisme causé par le conflit. Pour les victimes, il est complexe de demander réparation ; par peur des représailles, par manque de confiance en le système juridique et par volonté de “passer à autre chose”, de nombreuses femmes choisissent de ne pas attaquer en justice leurs agresseur·se·s[6]Lindgrenen, M., Sexual Violence Beyond Conflict Termination: Impunity for Past Violations as a Recipe for New Ones? ACCORD – the African Centre for the Constructive Resolution of Disputes, … Continue reading. Tous ces facteurs créent un climat d’accoutumance à la violence et d’impunité généralisée, et de nombreux anciens combattants continuent d’agresser des femmes[7]“We’ll kill you if you cry”: Sexual violence in the Sierra Leone conflict, Human Rights Watch, Janvier 2003, URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/sierleon0103.pdf après la fin du conflit.

Ainsi, depuis la fin du conflit en 2002, le viol s’inscrit comme un phénomène endémique. En 2018 seulement, 8 500 viols ont été reportés[8]Sierra Leone declares emergency over rape and sexual assault, BBC News., 8 février 2019, URL : https://www.bbc.com/news/world-africa-47169729, dont les trois quarts sur des mineures de moins de 15 ans. Le débat national sur les violences sexuelles a atteint un point de non-retour en février 2019, quand une petite fille de 5 ans s’est retrouvée paralysée des membres inférieurs à la suite d’un viol. La violence de cet évènement a suscité des manifestations nationales, qui ont poussé le président Julius Maada Bio à décréter l’état d’urgence pour violences sexuelles[9]Karasz, P. & Searcey, D., Sierra Leone Declares National Emergency Over Rape of Young Girls. The New York Times, 8 février 2019, URL : … Continue reading. Il s’agissait de la première fois qu’un chef d’État déclenchait ce dispositif en invoquant ce motif.

Des politiques publiques ambitieuses peinant à enrayer le problème

À la suite de ce moment charnière, de nombreux mécanismes ont été mis en place pour lutter contre les violences sexuelles sur le plan législatif. En septembre 2019, une “Loi portant modification de la loi sur les infractions sexuelles” est notamment approuvée par le Congrès[10]Maada Bio, J., Sexual Offences (Amendment) Act, 2019. Sierra Leone Gazette Extraordinary Vol. CXLX, No. 80., 7 octobre 2019. Elle dispose que les affaires de violences sexuelles seraient désormais systématiquement entendues par la Haute Cour, équivalent du juge d’appel, et non par les Tribunaux de première instance[11]Sierra Leone: Rape and murder of child must be catalyst for real change, Amnesty International, 23 juin 2020, URL : … Continue reading. Cette loi prescrit également la prison à vie comme peine maximale pour les auteurs de viol sur mineur·e. Le président Julius Maada Bio a également abrogé une loi interdisant aux filles enceintes l’accès à l’école, invoquant la nécessité d’œuvrer à la réintégration sociale des enfants victimes de grossesse forcée et de ne pas les marginaliser davantage[12]Sierra Leone to Lead United Nations Resolution on Rape Survivors, Rise Now, Septembre 2022, URL : https://www.risenow.us/blog/sierra-leone.

Bien que louables, ces mesures sont essentiellement restées confinées au domaine juridique et peinent à enrayer le fléau des violences sexuelles. En juin 2020, une petite fille de 5 ans est décédée à la suite d’un viol, suscitant de nouveau l’indignation de l’opinion publique[13]Batha, E., Sierra Leone protests demand justice after girl, 5, raped and killed. Reuters, 24 juin 2020, URL : https://www.reuters.com/article/us-sierraleone-rape-protests-trfn-idUSKBN23V2OK. De même, l’ONG Rainbo Centre qui possède cinq centres d’accueil pour des femmes et des filles victimes de violences sexuelles et lutte contre les violences de genre dans tout le pays déplore un manque de moyens criant et des services en permanence saturés[14]Clarke, H. & Hill, H., Ending Child Rape in Sierra Leone. Interaction., 6 juillet 2020, URL : https://www.interaction.org/blog/ending-child-rape-in-sierra-leone/.

Nos recommandations

L’arsenal juridique ambitieux de la Sierra Leone en matière de violences sexuelles doit être complété par une série de mesures visant à faire arriver la loi dans les foyers, et ce sur l’ensemble du territoire. Il est ainsi essentiel d’œuvrer à trois niveaux.

En premier lieu, il est nécessaire de procéder à une collecte systématique des données concernant les violences sexuelles à l’échelle des chefferies. L’essentiel des informations existantes ne sont collectées que dans la capitale Freetown et dans les grandes villes du pays, ce qui rend difficile le ciblage du public victime. De plus, la pression sociale est plus grande dans les communautés traditionnelles, où il est plus difficile de reporter des violences par peur d’être marginalisé·e.

L’État doit également renforcer la formation et le déploiement d’assistant·e·s socia·l·e·s sur tout le territoire. Très peu nombreux, iels sont essentiellement concentré·e ·s à Freetown. La formation de ces professionnel·le·s doit également être financée par les organisations internationales, les agences de développement ainsi que les organisations non-gouvernementales. Des investissements doivent être faits dans davantage d’infrastructures et de matériel pour ce personnel, à commencer par un laboratoire de médecine légale. Il n’existe à ce jour pas de laboratoire de ce genre en Sierra Leone, alors qu’il permettrait pourtant de faciliter l’authentification de violences sexuelles[15]Ibid..

Il est enfin essentiel de rediriger l’aide internationale vers les organisations telles que Rainbo Project luttant contre les violences sexuelles. Ces associations pallient du mieux qu’elles peuvent l’incapacité de l’État et sont souvent le seul recours pour de nombreuses victimes, mais elles sont saturées de demandes. De nombreuses associations de prévention effectuent ainsi un intense travail de terrain visant à sensibiliser les populations à l’égalité de genre, à l’instar des “écoles des maris” pensées par et pour les hommes[16]Al-Jazeera. Tackling domestic violence: Inside Sierra Leone’s Husband School, Al-Jazeera, 6 mars 2019, URL : … Continue reading.

En militant activement pour l’adoption de la résolution sur les violences sexuelles par les Nations Unies, la Sierra Leone a affiché son ambition de devenir un pays pionnier en matière d’égalité de genre, qui rompt avec son passé marqué par l’utilisation du viol de masse comme arme de guerre. Il est réjouissant de constater que le plaidoyer Sierra Léonais en faveur de la fin de l’impunité présenté à l’ONU est accompagné par des efforts réformistes à l’échelle nationale. Pour autant, ces efforts doivent être accompagnés de politiques publiques renforçant la capacité d’action des acteurs locaux luttant contre les violences sexuelles. 

 

Pour citer cette production : Jeanne Chassereau, « En Sierra Leone, d’ambitieuses politiques publiques contre les violences sexuelles », 01/10/2022, Institut du Genre en Géopolitique. 

Les propos contenus dans cette dans cet article n’engagent que l’autrice. 

References

References
1 Ho, A., ‘We changed the world’: UN passes resolution recognising survivors of sexual violence. Women’s Agenda, 3 septembre 2022, URL : https://womensagenda.com.au/latest/for-the-first-time-in-world-hist
2 Mitchell, C., Books and bills: Tackling sexual violence in Sierra Leone. Al-Jazeera. 6 février 2020, URL : https://www.aljazeera.com/news/2020/2/6/books-and-bills-tackling-
3, 5, 7 “We’ll kill you if you cry”: Sexual violence in the Sierra Leone conflict, Human Rights Watch, Janvier 2003, URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/sierleon0103.pdf
4 Coulter, C., Bush Wives and Girl Soldiers: Women’s Lives through War and Peace in Sierra Leone (1st ed.), Cornell University Press, 2009
6 Lindgrenen, M., Sexual Violence Beyond Conflict Termination: Impunity for Past Violations as a Recipe for New Ones? ACCORD – the African Centre for the Constructive Resolution of Disputes, Novembre 2011
8 Sierra Leone declares emergency over rape and sexual assault, BBC News., 8 février 2019, URL : https://www.bbc.com/news/world-africa-47169729
9 Karasz, P. & Searcey, D., Sierra Leone Declares National Emergency Over Rape of Young Girls. The New York Times, 8 février 2019, URL : https://www.nytimes.com/2019/02/08/world/africa/sierra-leone-girls-rape.html
10 Maada Bio, J., Sexual Offences (Amendment) Act, 2019. Sierra Leone Gazette Extraordinary Vol. CXLX, No. 80., 7 octobre 2019
11 Sierra Leone: Rape and murder of child must be catalyst for real change, Amnesty International, 23 juin 2020, URL : https://www.amnesty.org/en/latest/news/2020/06/sierra-leone-rape-and-murder-of-child-must-be-catalyst-for-real-change/
12 Sierra Leone to Lead United Nations Resolution on Rape Survivors, Rise Now, Septembre 2022, URL : https://www.risenow.us/blog/sierra-leone
13 Batha, E., Sierra Leone protests demand justice after girl, 5, raped and killed. Reuters, 24 juin 2020, URL : https://www.reuters.com/article/us-sierraleone-rape-protests-trfn-idUSKBN23V2OK
14 Clarke, H. & Hill, H., Ending Child Rape in Sierra Leone. Interaction., 6 juillet 2020, URL : https://www.interaction.org/blog/ending-child-rape-in-sierra-leone/
15 Ibid.
16 Al-Jazeera. Tackling domestic violence: Inside Sierra Leone’s Husband School, Al-Jazeera, 6 mars 2019, URL : https://www.aljazeera.com/features/2019/3/6/tackling-domestic-violence-inside-sierra-leones-husband-school