Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 2/3
Acculturation occidentale et rapports sociaux de genre au XIXème siècle : ruptures et transformations
24.07.2020
Par Koloina Andriamanondehibe
Lorsque l’on aborde la question de l’évolution de la condition féminine, aux nombreux historiens et sociologues de pointer le XIXème siècle comme période charnière pour les rapports sociaux de genre à Madagascar. Christianisation et colonisation française ont marqué ce siècle, faisant tomber en désuétude les valeurs et les normes traditionnelles de l’île. Ce renversement social et politique a entraîné avec lui la société matriarcale malgache : la thèse de la supériorité de l’homme s’est alors retrouvée au cœur des croyances religieuses, des mœurs mais surtout de la loi.
Comment l’incursion occidentale a-t-elle réussi à faire basculer la société malgache du matriarcat au patriarcat en l’espace de quelques décennies ? Nous avons vu en première partie de ce dossier que le matriarcat fait partie intégrante de la culture et de l’histoire de Madagascar[1]Voir du même auteur : « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 1/3. Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société … Continue reading. Désormais, il nous intéresse de savoir d’où viennent les valeurs patriarcales actuelles, et donc étrangères à ce que nous appelons « valeurs traditionnelles ».
Le Christianisme à Madagascar : un nouveau regard porté sur la femme malgache
À l’instar de nombreux pays d’Afrique à cette époque, Madagascar a été touché par l’expansion du christianisme occidental, qui avait pour idée de détourner sa population des pratiques païennes, jugées immorales par la mentalité européenne. Dès 1818, des missionnaires chrétiens s’installèrent sur l’île afin de contribuer à l’instruction religieuse des Malgaches. À leur arrivée, ceux-ci furent frappés par l’organisation sociale singulière de l’île, où les inégalités de genre n’étaient pas aussi marquées qu’en Occident. Par exemple, la revue Colonie de Madagascar rapportait que chez les autochtones, la femme, en tant qu’égale de l’homme, pouvait disposer librement de sa personne[2]« Notes, reconnaissances et explorations », janvier 1898, Colonie de Madagascar volume 3, 13ème livraison, p. 66. Un constat appuyé par le pasteur Daniel Keck en 1898 : « La position de la femme y était plus élevée que dans tous les autres pays païens et depuis plus de cinquante ans, le trône a presque constamment été occupé par des femmes, ce qui a beaucoup contribué à donner à la femme une grande influence dans la société indigène[3]KECK Daniel, « Histoire des origines du christianisme à Madagascar », Université de Paris, 1898, p.4. »
Cependant, cet équilibre était en contradiction avec les valeurs patriarcales transmises par l’enseignement de la Bible. Dans la religion chrétienne, le ton est donné : que ce soit dans la sphère politique ou familiale, l’homme est appelé à dominer entièrement la femme. Ce principe est fondé sur l’interprétation de préceptes bibliques prônant l’infériorité de la femme et sa soumission à l’homme. En témoigne la Lettre aux Éphésiens, chapitre 5, versets 22 et 23 : « Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur; car le mari est le chef de la femme ». L’appellation courante de la femme « fanaka malemy[4]Traduit bibliquement par « sexe faible » mais le plus souvent littéralement par « meuble fragile » à Madagascar. » est également considérée par une partie de l’opinion comme un reflet de la perception malgache de la femme, et trouve son origine dans la Bible[5]Premier Épître de Pierre, chapitre 3, verset 7 .
La régression sociale et juridique de la femme à partir du XIXème siècle
Sous l’impulsion de la religion et d’une présence européenne plus influente, les relations entre les hommes et les femmes à Madagascar sont peu à peu transformées. En 1878, la première reine chrétienne Ranavalona II abolit la polyandrie[6]“Forme de régime matrimonial qui permet l’union légitime d’une femme avec plusieurs hommes” Source: CNRTL. Polyandrie, définition 1, site du CNRTL, en ligne: … Continue reading à travers la loi dites des « Instructions aux sakaizambohitra ». L’adultère des hommes, lui, ne sera interdit qu’en 1881 par le Code des 305 articles, au même titre que le divorce et les mariages de convenance. Malgré un revirement vis-à-vis de la coutume, ces innovations juridiques ne mirent pas d’emblée les femmes dans une position inférieure aux hommes. Ce n’est qu’après 1897, suite à la destitution de la dernière souveraine Ranavalona III, sous le joug de l’occupation française, que s’opéra la destruction des derniers remparts du matriarcat à Madagascar.
La période coloniale fut alors marquée par l’accroissement des écarts entre les hommes et les femmes, même si l’administration française s’était engagée à assurer une continuité juridique de la coutume malgache. La discrimination à l’égard des femmes se manifesta dans les faits part l’institutionnalisation des rôles sociaux de genre. Il faut se rappeler que l’organisation sociale traditionnelle à Madagascar reposait essentiellement sur le système de castes[7]Le système traditionnel reposait sur l’existence de trois castes, chacune d’entre elles ayant une fonction bien spécifique au sein de la société : les nobles « Andriana », les roturiers et … Continue reading, ainsi que sur une certaine forme de gérontocratie ou respect des « raiamandreny[8]aînés ». Avec la domination exclusive des colons et l’abolition de l’esclavagisme féodal, la division sociale du travail se reporta sur les relations entre les hommes et les femmes. Il fut décidé durant la colonisation que l’instruction des femmes malgaches serait essentiellement axée sur l’enseignement ménager ; les écoles techniques et d’administration étant réservées aux garçons[9]RABENORO Mireille, « Le mythe des femmes au pouvoir, arme de l’antiféminisme à Madagascar », Cahiers du Genre 2012/1 (n° 52), disponible sur : … Continue reading.
Avec de telles pratiques, il n’est pas étonnant que des discriminations menaçant la condition de la femme soient apparues et se soient maintenues. On introduit ici l’idée de l’infériorité intellectuelle systématique de la femme, favorisant l’ascendance de l’homme dans les domaines privés et publics. Avec les années, la notion de « domination de l’homme » a pris des proportions de plus en plus importantes, permettant de justifier les divers abus et discriminations auxquels les femmes sont encore soumises aujourd’hui.
L’impact du double héritage matriarcal et patriarcal aujourd’hui
Suite au retour à l’indépendance de l’île en 1960, la réintégration des femmes dans les instances du pouvoir a pu se faire graduellement. Il aura fallu attendre 1977 pour que Gisèle Rabesahala devienne la première femme ministre de Madagascar, en charge de l’art révolutionnaire et de la culture. Jusqu’à aujourd’hui, aucune politicienne n’a pu accéder à la Magistrature Suprême. Le meilleur score réalisé par une candidate à
l’élection présidentielle est de 4,5% des voix. Nous pouvons relever le paradoxe historique suivant : en 2020, nous pouvons nous féliciter de plusieurs avancées en matière de genre, telles que l’élection de la première mairesse de la capitale Antananarivo ou encore la constitution d’un gouvernement comprenant un tiers de femmes ministres. Néanmoins, tout cela semble relativement dérisoire lorsque l’on réalise qu’il y a moins de 150 ans, les femmes avaient la capacité et la légitimité nécessaires pour diriger tout le pays.
Interrogé sur la subsistance du matriarcat dans la société contemporaine, l’anthropologue Michael Randriamaniraka avance la thèse de l’inconscient malgache. Même si la femme ne détient pas le pouvoir et est sujette à la loi patriarcale moderne, elle continue d’occuper une place sacrée dans l’imaginaire collectif malgache. C’est ce qui expliquerait pourquoi les Premières Dames malgaches qui se sont succédées ont été adoubées du titre officieux de « mère de tous les malgaches », et que leurs apparitions ainsi que leurs absences font l’objet d’un examen poussé du public.
Conclusion
L’histoire de Madagascar nous montre que l’île dispose d’une double facette : celle du matriarcat traditionnel et celle du patriarcat moderne, imposé durant la colonisation. Une situation qui est justement rapportée par Niry Ratsarazaka-Ratsimandresy et Filip Waszczuk : « Le vrai paradoxe ici se trouve dans le fait que Madagascar soit anthropologiquement une société matriarcale alors que la loi est patriarcale[10]RATSARAZAKA-RATSIMANDRESY Niry et WASZCZUK Filip. « Filiation et transfert de la nationalité́ à̀ Madagascar : Citoyenneté́ et contestations populaires », 2016, Sciences Po, disponible … Continue reading ». Il est ainsi erroné de prétendre que la domination excessive de l’homme sur la femme et la faiblesse de la femme en général sont un legs de la tradition malgache. Il s’agit en grande partie d’un mythe véhiculé par une culture occidentalisée et qui, deux siècles plus tard, continue de porter préjudice à l’émancipation des femmes à Madagascar.
Dans la prochaine et ultime partie de ce dossier traitant des rapports entre féminisme et société à Madagascar, nous explorerons les principales pistes de réflexion sur la création d’un féminisme local. Dans le contexte malgache, est-il possible de promouvoir une égalité des genres respectueuse de la particularité de l’identité malgache ? Que peuvent nous enseigner l’essor de mouvements féministes identitaires, tels que l’afroféminisme, aujourd’hui ?
Retrouvez la reste de la série “Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar” :
1/3 Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société précoloniale : https://igg-geo.org/?p=1403
3/3 (Ré)concilier féminisme et société, le nouveau défi militant à Madagascar : https://igg-geo.org/?p=1851
Pour citer cette publication : Koloina Andriamanondehibe, « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 2/3. Acculturation occidentale et rapports sociaux de genre au XIXème siècle : ruptures et transformations », 24.07.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
References
↑1 | Voir du même auteur : « Déconstruire l’antagonisme entre féminisme et société à Madagascar 1/3. Le matriarcat à Madagascar : mythe ou réalité ? Retour sur la société précoloniale », juillet 2020, Institut du Genre en Géopolitique, disponible sur : https://igg-geo.org/?p=1403 |
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↑2 | « Notes, reconnaissances et explorations », janvier 1898, Colonie de Madagascar volume 3, 13ème livraison, p. 66 |
↑3 | KECK Daniel, « Histoire des origines du christianisme à Madagascar », Université de Paris, 1898, p.4 |
↑4 | Traduit bibliquement par « sexe faible » mais le plus souvent littéralement par « meuble fragile » à Madagascar. |
↑5 | Premier Épître de Pierre, chapitre 3, verset 7 |
↑6 | “Forme de régime matrimonial qui permet l’union légitime d’une femme avec plusieurs hommes” Source: CNRTL. Polyandrie, définition 1, site du CNRTL, en ligne: https://www.cnrtl.fr/definition/polyandrie/substantif |
↑7 | Le système traditionnel reposait sur l’existence de trois castes, chacune d’entre elles ayant une fonction bien spécifique au sein de la société : les nobles « Andriana », les roturiers et hommes libres « Hova » et les esclaves « Andevo » |
↑8 | aînés |
↑9 | RABENORO Mireille, « Le mythe des femmes au pouvoir, arme de l’antiféminisme à Madagascar », Cahiers du Genre 2012/1 (n° 52), disponible sur : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2012-1-page-75.htm |
↑10 | RATSARAZAKA-RATSIMANDRESY Niry et WASZCZUK Filip. « Filiation et transfert de la nationalité́ à̀ Madagascar : Citoyenneté́ et contestations populaires », 2016, Sciences Po, disponible sur : https://piaf.hypotheses.org/files/2017/06/WASZCZUK-RATSARAZAKA-2017-bis.pdf |