Mihiri Wijetunge
17/10/2023
Le 15 février 2014, la Cour suprême indienne accorde une reconnaissance légale à la communauté des hijras sous la désignation de troisième genre[1]France. (2014, 15 avril). La justice indienne reconnaît l’existence d’un troisième genre. France … Continue reading. Elle introduit une nouvelle classification intermédiaire entre les deux sexes traditionnels, permettant aux personnes trans de déclarer leur identité sur des documents officiels. Le terme de hijra est difficilement assimilable et traduisible par des termes tels que « transgenre », « transsexuel », « travesti », « hermaphrodite » ou « eunuque » car il s’agit d’une identité queer propre à une culture et une société dans un espace donné. L’anthropologue et enseignante à l’Université de Chicago, Gayatri Reddy, contribue à préciser la conceptualisation des hijras en les décrivant comme des entités asexuées et d’un genre neutre, évoluant en dehors du cadre binaire traditionnel du genre[2]Reddy, Gayatri. (2003) « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading. Les hijras sont des individu·es de phénotype masculin qui adoptent des habits féminins et qui, idéalement, subissent une ablation des organes génitaux en vue d’une « renaissance » en tant que hijra[3]Reddy, Gayatri. (2003) « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading. Les hijras ne sont ni des hommes, ni des femmes, c’est une communauté qui vit et revendique la fluidité du genre dans une société où le carcan de la jāti, soit la caste, est une réalité sociologique et la domination de l’homme sacro-sainte.
Aujourd’hui, cette communauté est l’objet de regards contradictoires entre crainte et sacralisation témoignant de la complexité de la société indienne. Ceci démontre que l’Inde est bien loin de correspondre aux stéréotypes d’une société fermée à la diversité de genre, et qui aurait toujours adhéré à l’hétéronormativité. La considération des hijras peut être une clef de lecture de la société indienne permettant d’évaluer et d’observer l’évolution des normes de genre. En quoi la communauté des hijras, évoluant dans une sphère liminale entre la marginalisation et la légitimité, illustre-t-elle la nécessité pressante de réexaminer les normes de genre rigides de la société indienne ?
La condition des hijras : un diagnostique de la société indienne à travers une perspective historique et contemporaine
L’actuelle déconsidération des hijras trouve ses racines dans le processus colonial qui a instauré les préceptes de l’hypermasculinité britannique en tant que norme dominante. De fait, la communauté hijra a été criminalisée sous l’occupation britannique. Les hijras ont existé depuis des siècles et n’ont pas toujours vécu dans l’opprobre. Iels ont une présence significative et jouent un rôle essentiel dans les grands textes religieux hindous, servant, par exemple, de symbole fort de loyauté envers le dieu Rāma lors de son exil, en choisissant de demeurer à ses côtés. D’autre part, il convient de noter que durant l’ère des Moghols, les hijras détenaient une autorité religieuse significative ainsi que des rôles administratifs importants, notamment au sein de la cour royale. Leur responsabilité comprenait notamment la sécurité et la gestion du harem de l’empereur. En tant que troisième genre reconnu, les hijras jouissaient de la capacité de naviguer entre leur position ambiguë, faisant partie à la fois de la sphère intime du harem moghol et de la sphère publique. Cela constituait une situation exceptionnelle où iels transcendaient les frontières entre le privé et le public dans une société strictement divisée selon les genres[4]Irfan, Lubna. Servantspasts. (2019, août 12). ‘Third Gender’ and ‘Service’ in Mughal Court and Harem. Servants … Continue reading.
Or, la colonisation britannique a imposé la rigidité des mœurs victoriennes au monde indien. À partir des années 1860, l’Empire britannique établit un ensemble de legal codes and common laws pour ses colonies, y compris des lois régissant les questions de sexualité et les pratiques de genre considérées comme déviantes. Les colons, imprégnés de valeurs chrétiennes, investis d’une mission civilisatrice, mais incapables de comprendre les pratiques de genre locales, en vinrent à criminaliser les hijras par le biais du Criminal Tribes Act en 1871. Les hijras furent systématiquement associé·es à des pratiques homosexuelles et perçues comme un groupe ingouvernable, représentant ainsi une menace pour l’autorité coloniale et l’ordre public. Cette loi de 1871 contribua activement à la marginalisation des hijras, les qualifiant comme des criminel·les héréditaires soumis à une surveillance renforcée, enregistré·es avec toutes leurs informations personnelles, et exposé·es à des violences policières pouvant être infligées en toute impunité. En conséquence, les hijras furent plongé·es dans la pauvreté avec la confiscation de leurs biens et de leurs maisons, les contraignant ainsi à la mendicité et à la prostitution[5]Goel, A. (2020, 19 décembre). Hijras disposition during British colonization. The Kootneeti. https://thekootneeti.in/2020/12/20/hijras-disposition-during-british-colonization/.
Cependant, un tournant significatif s’est opéré au milieu du XIXème siècle pour les hijras lorsqu’iels voient leur mode de vie réhabilité dans le contexte de la lutte anti-coloniale. L’intelligentsia indienne a élaboré de nouvelles réflexions sur l’identité indienne afin de s’opposer à la domination britannique. La question du genre est devenue alors cruciale, étant étroitement liée aux dynamiques de pouvoir. Cela est lié au symbole de l’hypermasculinité associé aux Britanniques. La logique britannique établissait une corrélation entre la domination sexuelle et la domination politique. La virilité masculine justifiait la colonisation, et leur succès était considéré comme une preuve de leur supériorité. Cette domination se manifestait par la féminisation de l’Inde, symbolisant à la fois faiblesse et soumission[6]Reddy, Gayatri. « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading.
Cela a conduit à une réappropriation de divers aspects du mode de vie des hijras. Parmi les exemples les plus marquants, le moine hindou et philosophe Swami Vivekananda a redonné vie à l’ascétisme tiré de la tradition hindoue à la fin des années 1880. Vivekananda a développé une « nouvelle » masculinité visant à réhabiliter une identité indienne dévalorisée. Il a mis en avant une élévation par la spiritualité propre à l’indianité, en opposition à la valorisation de la force physique des Occidentaux. Le symbole ultime de cette spiritualité était la figure du célibataire ascétique, le sannyasi[7]Reddy, Gayatri. « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading. Dans un même esprit, Mahatma Gandhi, une figure centrale de la lutte anticoloniale, a contribué à remettre en question la prééminence du modèle binaire à partir des années 1930. Gandhi a développé la notion de « dissident androgyny[8]Reddy, Gayatri. « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading », mettant en avant la capacité à transcender la dichotomie homme/femme. Selon cette perspective, l’aspiration à l’androgynie était considérée comme supérieure aux caractéristiques intrinsèques féminines et masculines. Ce concept a permis de déconstruire l’analogie entre la domination sexuelle et la domination politique, tout en prônant un activisme non violent[9]Reddy, Gayatri. « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading.
Une communauté aux interstices de la société : entre condition de paria et statut quasi-divin
Faire partie de la communauté des hijras, c’est vivre à la marge du cadre normatif de la société. La marginalisation de cette communauté découle principalement de leur refus de se complaire aux normes sociales établies, notamment leur rejet de la valeur centrale de la procréation. Iels ne peuvent s’accomplir ni en tant que femme (par le mariage ou avoir des enfants), ni en tant qu’homme étant enclin·es à préférer les tâches et les devoirs féminins et en ne se conformant pas à l’idée conventionnelle de la virilité. Il est aussi essentiel de noter que dans la plupart des cas, iels exercent la profession de travailleur·se du sexe, ce qui est considéré comme le pire des scénarios pour une femme en Inde, dont valeur est associée à la notion de pureté et à son statut sous l’autorité masculine. C’est encore moins concevable socialement pour un homme d’embrasser cette profession. De plus, leur absence d’attachement à une structure familiale biologique signifie qu’iels ne sont plus engagé·es dans la protection des intérêts matériels de leur famille ni dans la reproduction de la progéniture.
Leur non-conformité n’entraîne pas nécessairement leur exclusion totale de la société, iels conservent une place et une utilité dans la distribution des rôles sociaux. Leur quasi-divinisation révèle un rôle qu’elleux seul·es sont en mesure d’accomplir. Les hijras sont considéré·es comme les protégé·es de la déesse Bahuchara Mata et dans certains cas, iels sont pratiquement divinisé·es en raison de leur capacité à bénir les mariages et les naissances, en particulier celleux qui ont subi le nirvan, soit la castration. Mathieu Boisvert, professeur en sciences des religions à l’université du Québec, avance qu’iels détiennent un « pouvoir extrêmement pur et respecté[10]Gwen, Allanic. Les Hijras, troisième sexe Indien, craintes et vénérées. (2021, 5 mars). Journalisme Bilingue … Continue reading ». Les hijras interagissent ouvertement avec la société. Dans certains États, iels sont engagé·es en tant que collecteurs d’impôts en raison de leur efficacité[11]Brut. (2017, 18 décembre). En Inde, les Hijras sont le troisième genre. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/monde/inde/en-inde-les-hijras-sont-le-troisieme-genre_2520701.html. C’est là que réside le paradoxe de la condition des hijras, car bien qu’iels soient vénéré·es comme des êtres de pureté, leur intégration totale dans la jāti, c’est-à-dire la caste, est entravée par leur incapacité à suivre le dharma, la loi naturelle et les devoirs traditionnels. Par ailleurs, il existe une hiérarchie intrinsèque parmi les hijras, et cette hiérarchie a des répercussions sur la manière dont iels sont perçu·es au sein de la société. D’un côté, les badhaï Hijras sont respecté·es car iels cultivent leurs pouvoirs par le biais de l’ascèse, en adoptant le statut de renonçant·e, qui inclut le nirvan. D’autre part, les kandra Hijras s’opposent au modèle des badhaï Hijras en se livrant à la prostitution[12]Hatzfeld, M. (2017). Les hijras ou quelques flottements de l’identité sexuelle. Chimères, 92(2), 73. https://doi.org/10.3917/chime.092.0073.
Néanmoins, il est manifeste que l’existence des hijras est souvent marquée par la violence au quotidien. Iels sont fréquemment victimes d’ostracisme, de préjugés, de harcèlement et de violences physiques, sexuelles et verbales. En découle, différentes stratégies de survie. Iels peuvent adopter notamment dans les grandes villes, une organisation proche des gangs dans le partage et la lutte pour les territoires et les quartiers pour pratiquer la mendicité, la prostitution ou encore vendre de la drogue. Mathieu Boisvert explique que « si jamais une hijra tombe sur un mauvais payeur, elles débarquent à quinze ou vingt pour lui régler son compte, c’est assez violent. Ce sont presque des mafias[13]Gwen, Allanic. Les Hijras, troisième sexe Indien, craintes et vénérées. (2021, 5 mars). Journalisme Bilingue … Continue reading ». Cette communauté est, certes, ostracisée mais fonctionne selon un ordre bien établi protecteur. Il existe une certaine hiérarchie et des rites, qui diffèrent toutefois des pratiques sociales de la jāti. Iels construisent une organisation familiale à part entière sur le mode du matriarcat. La « cheffe de famille » ou la « mère » est un·e guru qui regroupe dans sa maison un groupe de généralement cinq ou de dix chela ou « sœurs ». Les hijras sont souvent exclu·es de leur famille n’étant pas « réformable » ou ayant des malformations. Iels trouvent ainsi refuge dans ces communautés marginales.
Des stratégies de groupe plus subtiles sont également élaborées. Iels ont développé leur propre langage codifié. Il s’agit d’un moyen de communication qui a pour but de signifier leur présence. Ce langage se manifeste par la gestuelle telle que le « hollow clap » (applaudissements vides) et par le langage, soit des cris, un langage injurieux lancé à plusieurs contre une personne les agressant verbalement. Ces stratégies discursives visent à agir dans l’espace public et à contester leur exclusion de la société dominante. En cas d’échec, iels perturbent simplement l’ordre social normatif et remettent en question les notions de respectabilité des classes moyennes par leurs applaudissements vides. Et en même temps, il s’agit d’un moyen de défense lorsqu’une situation conflictuelle se produit[14]Mokhtar, S. (2020). Mediating Hijra in/visibility : The affective economy of value-coding marginality in South Asia. Feminist Media … Continue reading.
Une culture de la transgression : la création d’un espace de remise en question des normes socio-politiques dominantes par les hijras
Les travaux de Gayatri Reddy suscitent la réflexion suivante : la non-conformité des hijras pourrait-elle incarner l’alternative d’une pratique politique idéale ? De fait, il y aurait un potentiel émancipateur des hijras qui incarnerait une minorité « modèle » ainsi que le·a citoyen·ne politique modèle. Cela expliquerait leur visibilité croissante dans la sphère politique. Les hijras représenteraient l’espoir d’un nouvel horizon politique qui contraste avec les pratiques politiques actuelles décevantes liées à la corruption endémique et la quête permanente de ses intérêts propres. Iels refléteraient une vraie « neutralité » en se plaçant au-dessus des conflits d’intérêts et le népotisme des politiques traditionnels. Étant dépourvu·es de liens familiaux, d’assignation de genre ou d’appartenance à une caste, les hijras échappent aux logiques d’intérêts claniques ou familiales traditionnelles. Un exemple marquant est apparu au début des années 2000, lorsque l’un des premiers hijras est devenu membre de l’assemblée législative régionale. Shabnam, communément appelée « Aunt Shabnam », a remporté les élections législatives de l’État du Madhya Pradesh, dans le district de Shahdol, en obtenant plus de voix que ses deux concurrents du BJP et du Parti du Congrès réunis.
Cependant, Gayatri Reddy émet une mise en garde concernant la visibilité croissante des hijras dans la sphère politique en soulignant que cela pourrait en réalité contribuer au renforcement de leur marginalisation. Il est possible que leur élection ait lieu précisément parce qu’iels ne contestent pas le statu quo de l’ordre socio-politique, renforçant ainsi la vision politique et sociale dominante, ancrée dans le contexte hindou. La légitimité de leur autorité politique repose sur l’invocation de symboles tirés de la tradition mythologique hindoue. Ainsi, ces mêmes symboles participent paradoxalement à consolider la position marginale des hijras en perpétuant les conceptions socialement prédominantes de la sexualité et de la religiosité en tant que valeurs moralement acceptables. En conséquence, les hijras, en revendiquant ouvertement leur marginalité, sont involontairement perçu·es comme des contre-exemples qui mettent en garde contre les risques associés à l’écart par rapport à la norme.
De plus, l’élection des hijras serait principalement un moyen de dénigrer les politiciens existants en insistant sur l’impuissance (sexuelle) des hijras, présentée comme le reflet de leur inefficacité. En d’autres termes, iels permettent de dénoncer les dérives du pouvoir en étant érigé·es comme des caricatures des politicien·nes, sans pour autant être considéré·es comme des alternatives politiques crédibles. Cela contribue à renforcer l’équation selon laquelle la virilité masculine est équivalente à la compétence, ce qui nie l’agentivité et la valeur politique des hijras[15]Reddy, Gayatri. (2003) « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading.
Malgré tout, les hijras créent un espace alternatif d’expression de la différence qui pourrait servir de laboratoire de fabrique d’une indianité moins rigide. Le rôle des hijras résiderait dans leur capacité à rendre le familier étrange et l’étranger familier. Les hijras peuvent constituer une figure de non-conformité qui permet de questionner le nouvel ordre monolithique et une masculinisation toxique que tente d’imposer les nationalistes hindous avec une interprétation réductrice de l’hindouisme. Ces « impossible subjects[16]Tolaini, O. (2016). ‘The Search for Subjectivity : An analysis of Butler’s Temporal conception of gender with specific. . … Continue reading » permettent de mettre en lumière le caractère arbitraire des constructions de genre et offrent les possibilités de les remettre en question[17]Tolaini, O. (2016). ‘The Search for Subjectivity : An analysis of Butler’s Temporal conception of gender with specific. . … Continue reading.Cette interprétation d’un hindouisme politique, promue par le parti au pouvoir, le BJP, défend une masculinité hégémonique.
Elle émerge en réponse à un double traumatisme : d’une part, la perception d’une Inde considérée comme faible, associée à la « faiblesse féminine » par l’Empire britannique, et d’autre part, une anxiété face à une virilité brutale et une sexualité débridée imaginaire incarnée par les musulmans[18]Reddy, Gayatri. (2003) « Men » Who would be Kings : Celibacy, Emasculation, and the Re-Production of « Hijras » in Contemporary Indian Politics on JSTOR. (s. … Continue reading, figure de « l’étranger ». Le nationalisme hindou renforce les normes de genre en déterminant les modalités de participation des femmes et des hommes à la construction de la nation. De nombreux nationalistes indiens expriment leur engagement à protéger Bharatmata, où l’Inde devient une allégorie de la Mère, d’où la valorisation de la force physique. La masculinisation de l’hindouisme se manifeste par le biais d’éléments iconographiques promus par le BJP, tel que la réinterprétation de Ram, un héros mythique. Il est traditionnellement dépeint comme androgyne et possédant des courbes féminines. Il apparaît comme un être éthéré et détaché des préoccupations humaines. Cependant, le BJP a transformé Ram en figure agressive, dotée d’une musculature développée, s’engageant activement dans les désirs et la violence humaine[19]Banerjee, S. (2003). Gender and Nationalism : The masculinization of Hinduism and female political participation in India. Womens Studies International Forum, 26(2), … Continue reading. En dépit de cette résurgence d’un nationalisme masculiniste, les hijras parviennent à susciter des interrogations sur la normativité du genre par leur simple existence, qui perturbe l’ordre établi. Leur intégration relative dans la société indienne témoigne d’une résistance en faveur de notions plus nuancées et flexibles de genre et de sexualité, en harmonie avec la culture et l’histoire indiennes. Leur indianité conteste celle revendiquée par les nationalistes, souvent imprégnée de conceptions étrangères qu’ils critiquent, notamment en adoptant une vision empruntée de l’Occident.
Dans cette quête d’identité indienne, la présence des hijras incarne une forme de queerness propre à l’Inde. Les hijras sont une figure unique qui émerge d’un contexte socio-culturel particulier, remettant en question l’idée d’une hégémonie occidentale dans la conceptualisation de la culture queer. L’exemple des hijras met en évidence l’aspect intersectionnel de la transidentité, soulignant ainsi l’importance de ne pas faire des généralisations hâtives sur cette identité. L’introduction croissante par l’Occident de la lutte pour la reconnaissance des droits de ces communautés peut donc susciter des défis complexes. À partir des années 1990, le système des agences des Nations unies et des ONG occidentales ont exporté d’importantes subventions pour faire face à la pandémie de VIH/sida, une démarche à la fois problématique et incontournable. Les organisations féministes et celles impliquées dans les droits des personnes LGBTI+ ont cherché à résister à cette approche, considérée comme une forme d’intrusion néocolonialiste imposant des modèles occidentaux de la sexualité et du conflit. Iels argumentent que les minorités sexuelles ont toujours assumé leur identité dans divers contextes sociaux, sans nécessairement recourir à la rhétorique occidentale. Les questions de genre s’entrelacent avec les conflits liés à la caste, la religion et aux classes, rendant ainsi inopportun et complexe pour les Occidentaux d’élaborer une lutte pour la libération qui ne tiendrait pas compte de ces éléments socio-culturels[20]Hatzfeld, M. (2017b). Les hijras ou quelques flottements de l’identité sexuelle. Chimères, 92(2), 73. https://doi.org/10.3917/chime.092.0073.
Après avoir admis que l’expérience vécue du hijra diffère sur de nombreux points de la culture queer occidentale, l’Occident peut-il apprendre de la culture queer indienne ? La culture de la subversivité n’est pas la même et se fonde sur différentes stratégies. Par exemple, les spectacles de drag queens sont faits pour être non-normatifs mais contrairement aux hijras, iels perdent en subversivité. De fait, les spectacles de drag tendent vers, ce qu’évoque Sandeep Bakshi en reprenant Judith Butler, une « ré-idéalis[ation] [d]es normes hétérosexuelles sans les remettre en question[21]Bakshi, S. (2010). La théorie Queer et les hijras de l’Inde. ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/337592616_La_theorie_queer_et_les_Hijras_de_l%27Inde » car « en exagérant le féminin, en le sur-jouant, la drag-queen montre parfois l’excès des gens hétérosexualisés et ainsi restitue la rigidité du féminin et, par extension, de son contraire le masculin[22]Bakshi, S. (2010). La théorie Queer et les hijras de l’Inde. ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/337592616_La_theorie_queer_et_les_Hijras_de_l%27Inde ».
Les hijras sont davantage transgressif·ves car iels jouent de cette fluidité du genre en assumant les éléments féminins et masculins plutôt que d’aller vers une hyperféminisation. Dans la performativité des hijras se joue en permanence une construction et une déconstruction des normes du genre. Bien que les spectacles de drag et de hijras se ressemblent dans la mise en pratiques des codes féminins, les hijras brisent cette illusion lorsque « subitement […] les hijras lèvent leurs saris ou leur ghaghras pour montrer leurs organes génitaux qu’ils ont ou n’ont pas[23]Bakshi, S. (2010). La théorie Queer et les hijras de l’Inde. ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/337592616_La_theorie_queer_et_les_Hijras_de_l%27Inde ». En plus de cela, iels s’approprient le registre du langage masculin en dévoilant leur voix masculine et déployant un ton injurieux. Les drags queens, au contraire, cherchent souvent à maintenir cette illusion en effaçant leurs attributs masculins. Les drag queens, au contraire, visent généralement à préserver l’illusion en dissimulant leurs caractéristiques masculines, bien qu’il y ait de plus en plus de drag queens qui choisissent de mettre en avant ces attributs, par exemple en arborant une barbe. Ainsi, le hijra montre le caractère fictif de l’adéquation sexe et genre. Il existe des cadres alternatifs du genre qui s’expriment différemment des référents occidentaux. La notion de genre est fluide, la binarité n’est pas une réalité objective.
Repenser le genre avec les hijras
L’existence des hijras en Inde soulève des questions essentielles sur les normes de genre. Cette communauté incarne une queerness indienne unique, remettant en cause non seulement les limites de la binarité rigide porté par les masculinistes hindous, tout en interrogeant le caractère hégémonique des conceptions occidentales du genre. Les hijras rappellent que la fluidité du genre et la non-conformité peuvent être des espaces de réflexion sociétale précieux. Iels témoignent également que le combat pour leur reconnaissance ne peut se faire sans une approche intersectionnelle qui prend en compte les conflits de caste, de religion et de classes qui s’entrecroisent avec les enjeux de genre et de sexualité.
Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.
Pour citer cette production : Mihiri Wijetunge. (2023) Les hijras ou l’art de la subversion : quand la marginalité n’est pas invisibilisée. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=15851
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