Sur les routes de la migration, l’omerta sur la violence sexuelle à l’encontre des hommes et des garçons

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Philippine Sottas

La violence sexuelle dans le contexte de la migration apparaît comme une réalité passée sous silence, occultée, taboue. Traditionnellement perçue comme une menace principalement dirigée contre les femmes et les filles, elle est pourtant également une réalité du quotidien des hommes et des garçons tout au long de leur parcours migratoire. Pour l’ensemble de ces individus, quel que soit leur genre, le cycle des violences et de leurs manifestations est ininterrompu. Les violences sexuelles sont perpétrées tout au long de la quête des réfugié·es vers une nouvelle destination. De leur pays d’origine, aux points de transit, en passant par les centres de détention et enfin, au sein du pays d’accueil. La violence sexuelle contre les hommes demeure particulièrement sous-étudiée et mal appréhendée dans le contexte de la migration[1]. Cette lacune, tant au sein de la recherche universitaire que des associations de protection des migrants, qui manquent de moyens pour prendre en charge l’ensemble des problématiques inhérentes au processus de migration, soulève des questions cruciales sur les normes de genre et leur impact sur les expériences des hommes et des garçons migrants.

  Cette étude vise à explorer de manière approfondie les dynamiques complexes des crimes et délits sexuels à l’encontre des hommes sur les routes de la migration. En examinant comment les normes de genre influent sur les causes, les manifestations et les conséquences de la violence sexuelle pendant la migration, nous cherchons à comprendre ces interactions à travers le prisme de la masculinité. En effet, la représentation d’une vision toxique de la masculinité[2] a un lien direct avec la perpétuation de violences sexuelles faites à des hommes, par des hommes. Cet état de fait, reflétant une réalité contemporaine, peut être appliqué au contexte particulier de la migration qui place les migrants dans une situation de vulnérabilité exacerbée. Ainsi, la masculinité, construite à travers les siècles, influence la migration, la commission de violences sexuelles perpétrées dans ce contexte, et la prise en charge de celles-ci. C’est ce dernier point qui sera analysé dans un premier temps. La prise en charge, et en considération, des violences sexuelles sur les hommes migrants, alors même que ces crimes et délits spécifiques, liés au sexe, en font des tabous perpétuant le silence. Il sera ensuite question de comprendre comment les responsables de ces crimes tentent d’affirmer leur pouvoir sur les hommes à travers les crimes sexuels. Enfin, l’analyse de la violence sexuelle sous le prisme de la corruption sexuelle dans le contexte de la migration sera nécessaire afin de comprendre les enjeux de vulnérabilité, tant économiques que matériels et psychologiques, des survivants. 

La culture du silence ou la prégnance d’un imaginaire collectif ancré dans une vision toxique de la masculinité

Que ce soit dans le cadre du foyer familial, de conflits armés ou de la migration, les violences sexuelles faites aux hommes demeurent un sujet largement sous-étudié et tabou, enveloppé dans une culture du silence persistante. Cette réticence à aborder ce phénomène particulier est bien souvent alimentée par un imaginaire collectif profondément ancré dans une vision toxique de la masculinité. Cette vision, qui associe la masculinité à la force, au pouvoir et à l’invulnérabilité, rend difficile pour les hommes victimes de violences sexuelles de partager leurs expériences, de peur d’être perçus comme une catégorie faible de la population. Le concept même de masculinité est une construction sociale fondamentalement imprégnée dans nos sociétés contemporaines et régissant les codes et pratiques des communautés. La masculinité toxique « renvoi plutôt au machisme et aux stéréotypes de l’homme « traditionnel », c’est-à-dire de l’homme comme étant dominant dans la société[3] ». Cette image stéréotypée de l’homme l’oblige à une forme de virilité[4] réfutant toute forme d’expression sentimentale pouvant être associée à de la faiblesse ou assimilée à une pratique réservée aux femmes. Cette perception de la masculinité est souvent renforcée par les normes culturelles et sociales des pays[5]. Dans de nombreuses sociétés, les hommes sont considérés comme des protecteurs et des pourvoyeurs, et non comme des individus vulnérables ou nécessitant une protection. Par conséquent, les hommes migrants ayant subi des violences sexuelles peuvent se sentir encore plus isolés et stigmatisés. Ils se perçoivent en effet comme ayant échouer à respecter ces normes de genre rigides. Pire, certains survivants s’auto-persuadent, en internalisant les stéréotypes négatifs liés à la masculinité, qu’ils sont à l’origine de leur agression. Le témoignage d’une assistante sociale à propos d’un jeune réfugié violé par les gardiens d’un centre de détention libyen illustre ce phénomène d’auto-stigmatisation : « Il a commencé à penser à la culpabilité, au péché et à la honte. (…) Il avait l’impression qu’il y avait quelque chose de mal chez lui, quelque chose en lui qui attirait le gardien. Il pense aussi que c’est parce qu’il n’a pas obéi à son père et que ce viol était la punition[6] ».

Cette peur du jugement et le poids de la honte peut dissuader les hommes de signaler les abus sexuels. Cette crainte est souvent exacerbée par le manque de sensibilisation et de compréhension du public des violences sexuelles faites aux hommes. En effet, la société a tendance à minimiser ou à nier l’existence de telles violences, ce qui contribue à perpétuer la culture du silence en empêchant la libération de la parole des victimes[7]. Dans ces cas spécifiques, le sentiment de honte est donc intrinsèquement lié aux normes de genre. La honte, la culpabilité et le sentiment d’être perçu comme faible empêchent les hommes de parler. C’est pourquoi les stéréotypes de genre et les normes sociales peuvent rendre difficile pour les hommes de reconnaître qu’ils ont été victimes de violences sexuelles, car cela va à l’encontre de l’image « traditionnelle » de la masculinité.

La situation est d’autant plus complexe que les migrants peuvent craindre des conséquences juridiques ou des représailles s’ils signalent les abus. Ils peuvent également être découragés par le manque de services de soutien adaptés à leurs besoins spécifiques. Les barrières linguistiques et culturelles, ainsi que la méfiance envers les autorités, peuvent également constituer des obstacles majeurs à la libération de la parole et à la recherche d’aide. Le manque de sensibilisation et de compréhension du public sur cette question peut également empêcher les témoins potentiels des agressions d’intervenir ou de signaler les abus, permettant ainsi aux auteur·rices de continuer à agir en toute impunité.

L’imaginaire stéréotypé de la masculinité a donc une incidence sur la prise en considération des survivants par les forces de sécurité ou les organisations de défense des droits humains. Effectivement, lorsqu’ils sont pris en charge par des organisations ou des services de police, les hommes peuvent ne pas faire partie de la grille des personnes vulnérables et potentiellement agressés dans l’esprit de certain·es. De fait, ils peuvent ne pas être considérés comme des victimes de prime abord. Les personnes en contact avec les réfugiés peuvent également penser que l’agression sexuelle d’un homme ne peut être que sous la forme d’une pénétration anale. Au contraire, les agressions sexuelles à l’encontre des hommes sont de multiples natures, comme nous pourrons le voir plus loin. L’absence de sensibilisation des enquêteur·ices ou tout autre individu à cette forme spécifique de violence contribue à perpétuer l’invisibilité des victimes de genre masculin de violences sexuelles. Pourtant, l’idée même que les hommes puissent être victimes de violence sexuelle tend à se démocratiser. Certaines organisations ou collectifs tentent ainsi de faire la lumière sur ces crimes. C’est le cas en Tunisie où les activistes sont également confrontés au silence des victimes : « À Tunis, les victimes se sentent plus libres de parler. Mais quand tu tentes d’inscrire le viol dans leur dossier, elles disparaissent aussitôt ». Mahmoud, militant libyen, travaille en Tunisie avec un groupe d’exilés pour collecter et archiver les preuves des crimes commis en Lybie. Interrogé pour le média Inkyfada, à qui il montre une vidéo d’un homme ligoté en Lybie il explique : « Ils l’ont violé avec le canon d’une arme. J’ai réussi à le retrouver. Mais quand j’ai voulu inscrire son viol au dossier il m’a dit : non. Tu peux tout écrire, sauf ça[8] ».

Cette culture du silence a des conséquences sur les survivants, tant du point de vue de leur santé mentale que physique. Les hommes ayant subi des violences sexuelles peuvent souffrir de stress post-traumatique, de dépression, d’anxiété et de divers problèmes de santé mentale. Ils peuvent également souffrir de blessures physiques, comme des déchirures et des traumatismes physiques, et de maladies sexuellement transmissibles. En raison de la stigmatisation et de la honte associées à ces violences, de nombreux hommes migrants ne cherchent pas de traitement ou de soutien physique ou mental. Au-delà des blessures visibles et invisibles, la vision stéréotypée de la masculinité peut également être facteur de mise à l’écart de la société. Ce phénomène peut être qualifié de stigmatisation sociale liée à la masculinité hégémonique. Ces déformations culturelles et sociétales des normes de genre provoquent l’isolement, si ce n’est l’ostracisme des hommes victimes de violences sexuelles par rapport à leurs familles ou à leurs communautés[9]. C’est le cas par exemple dans certaines sociétés associant la sodomie à une déviance sexuelle propre à l’homosexualité. Les migrant ayant été victimes de pénétration anale craignent donc, en témoignant, d’être catégorisés comme homosexuels. Cette culture du silence, exacerbée par les normes toxiques de la masculinité, créée un environnement hostile où les hommes, en particulier ceux issus de la minorité tels que les personnes LGBTQ +, hésitent à se confier aux autorités. Leur silence est d’autant plus prégnant que certains pays d’accueil, comme l’Iran, la Libye ou le Soudan, portent dans leur corps juridique des lois criminalisant l’homosexualité[10].

Le prisme de l’humiliation : les violences sexuelles comme vecteur de pouvoir et d’asservissement

Les violences sexuelles revêtent une nature insidieuse propre à la perpétuation d’un système de domination et d’humiliation. Dans le contexte de la migration, ces agressions visent à exercer de façon exacerbée un pouvoir sur les hommes et à les réduire à un état de vulnérabilité et de soumission extrêmes. C’est l’affirmation d’un pouvoir hyper-masculin d’un homme, sur un autre homme. Dans une étude sur les différentes formes de violence sexuelle perpétrées dans des contextes de conflit et post conflit à l’encontre d’hommes sud-soudanais réinstallés au Kenya[11], les chercheur·es identifient deux formes de violences sexuelles : les formes directes et les formes indirectes. Selon cette catégorisation, les formes directes de violence sexuelle et sexiste « comprennent la mise à nu des hommes ; le viol des hommes ; l’échange de faveurs sexuelles ; le fait de forcer des hommes à violer d’autres personnes ; les mutilations génitales ; les coups portés aux organes génitaux ; l’introduction d’objets dans l’anus des hommes et le fait de prendre des hommes pour des épouses ou des femmes[12] ». Les formes indirectes comprennent quant à elles « le fait d’être contraint d’assister à des violences sexuelles et d’être contraint de soutenir des violences sexuelles[13] ». Cette catégorisation des violences sexuelles peut aussi être retrouvée dans le contexte de la migration. Les migrants subissent aussi bien les formes directes de violences sexuelles que les formes indirectes. Ces crimes, quels qu’ils soient, sont une manière pour les auteurs de violences d’affirmer leur autorité et leur pouvoir.

Dans plusieurs études[14] nous pouvons retrouver une visée commune recherchée par les auteurs de violences sexuelles : l’émasculation des hommes. Dans le contexte particulier de la violence sexuelle faite aux hommes, par des hommes, la notion implique le bouleversement des rôles culturels et sociétaux traditionnels en se jouant des normes de genre. Ainsi, les hommes sont forcés d’assumer des tâches, des obligations, des rôles traditionnellement conceptualisés dans certaines sociétés comme étant ceux réservés aux femmes. Un homme soudanais témoigne ainsi : « Après avoir tué ma femme, ils m’ont dit que je devais rester avec eux. Ils ont fait de moi leur épouse. Tout travail, c’est moi qui le faisais. Je devais faire n’importe quel travail, comme préparer la nourriture. La nuit ils me violaient comme une épouse, et le matin, je travaillais comme une femme[15] ». Le professeur de droit international Sandesh Sivakumaran ajoute : « Le pouvoir et la domination sont liés à la masculinité et, dans le contexte de la violence sexuelle à l’encontre des hommes, le pouvoir et la domination se manifestent sous la forme de l’émasculation[16] ». Cette idée d’émasculation passe aussi par la volonté de féminiser les hommes à travers les violences sexuelles. C’est souvent la stratégie adoptée par les forces de sécurité pénitentiaires dans le cadre des centres de détention ou des prisons. Dans ce type bien particulier de lieu, où l’affirmation de la hiérarchie passe par la coercition, le viol est une arme permettant d’affirmer son pouvoir et sa masculinité : « Ils disaient : ‘C’est nous qui contrôlons, pas vous ! Ici, c’est nous qui sommes les hommes !’ Pour eux, nous ne sommes rien. Nous sommes comme des épouses[17] ». Cette idée de l’affirmation du pouvoir par la coercition sexuelle peut aussi être présente lorsque les migrants tentent de franchir des frontières. James Naudi, dans le cadre de sa recherche, relate ainsi le viol enduré par un migrant à un poste de contrôle au Niger. Après avoir subi une inspection rectale forcée, le migrant s’est vu amené à l’intérieur du check point pour être violé[18].

Au-delà de l’acte en lui-même, l’humiliation passe également par l’image. Par l’image visuelle directe et par les images numériques, qu’elles soient photographiques ou vidéographiques. L’humiliation est exacerbée lorsque les violences sexuelles ont lieu en public, lorsque des migrants sont sexuellement abusés sous les yeux d’autres migrants de sexe masculin. Et cette humiliation peut être perpétuée, indéfiniment, si les auteurs des crimes prennent des photos et des vidéos. Au-delà de l’humiliation, cela exprime le pouvoir intemporel des abuseurs qui peuvent contrôler l’individu agressé en menaçant de divulguer les photos. Cela permet également de les faire chanter, afin qu’ils n’aillent pas les dénoncer et, de fait, couvrir leurs crimes. 

La sextorsion, ou la banalisation de la corruption sexuelle en contexte migratoire

La sextorsion est une forme bien particulière de corruption au sein de laquelle le corps des individus représente la monnaie d’échange. La sextorsion repose sur trois paramètres interconnectés : l’abus de pouvoir, l’échange de contrepartie et la coercition psychologique plutôt que physique[19]. Le statut même du migrant, particulièrement vulnérable et dépendant de tierces parties pour continuer son parcours migratoire, fait de lui une cible privilégiée. En effet, les migrant·es sont souvent contraints de passer par des réseaux de passeurs et de traverser des frontières poreuses. Les forces de sécurité, les milices et les passeurs peuvent alors exiger des pots-de-vin ou des faveurs sexuelles en échange de leur passage ou de leur protection. De fait, la sextorsion dans le contexte de la migration est une pratique courante qui tend à se banaliser, notamment concernant les femmes[20].

Deux lieux sont particulièrement propices à la sextorsion : les points frontaliers et les prisons ou les centres de détention liés à l’immigration. Dans un rapport publié par la Commission des femmes réfugiées[21], les frontières de la Libye avec l’Algérie, le Tchad, le Niger et le Soudan mais également les frontières entre le Soudan et le Tchad, le Soudan et l’Égypte, et le Niger et le Nigeria sont particulièrement touchées par ce phénomène. Les phases de transit sont identifiées comme des étapes particulièrement à risque, notamment du fait de la vulnérabilité économique des migrants. Si ces derniers ne sont pas en mesure de payer leur passage aux frontières avec de l’argent, ils sont alors susceptibles d’être sexuellement agressés pour continuer leur trajet. Si les hommes refusent de payer, ils peuvent également être victimes de violences sexuelles. C’est ce qu’a vécu un migrant sénégalais lors de son passage à un checkpoint du Burkina Faso : « Ils lui ont demandé de l’argent pour passer le poste de contrôle, mais il n’a pas voulu leur donner, alors ils l’ont violé pour obtenir l’argent[22] ». Dans la région du Darién, frontière naturelle entre la Colombie et le Panama, les migrant⋅es sont quotidiennement exposé·es à la violence sexuelle. Les groupes criminels ont pris le contrôle de la jungle tropicale et violent hommes et femmes, sous les yeux de leurs familles, si iels n’ont pas payé les trafiquants[23]. Dans cette partie du monde, les équipes de Médecins Sans Frontières ont affirmé avoir enregistré une augmentation exponentielle du nombre d’agressions et une violence sexuelle de masse impliquant parfois plus de 100 victimes à la fois[24].

Selon une étude du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés[25], les garçons et les hommes retenus dans les centres de détention peuvent être contraints d’échanger des faveurs sexuelles contre de l’approvisionnement en eau et en nourriture. Le corps devient alors le seul recours permettant d’améliorer leur condition d’existence. Il est intéressant de noter que la sextorsion peut avoir lieu tant lors de processus de migration irréguliers que réguliers. En effet, les individus engagés dans un processus d’immigration régulière, à travers une demande de visa et la poursuite de la voie légale, peuvent également être victimes de ce phénomène. Ainsi, en 2019, l’ancien ministre norvégien Svein Ludvigsen a été condamné à cinq ans de prison pour avoir abusé sexuellement de trois demandeurs d’asile. Ludvigsen faisait croire aux jeunes hommes que s’ils refusaient ses sollicitations de relations sexuelles, leurs demandes de résidence permanente serait rejetée et qu’ils seraient expulsés[26]. Cet exemple illustre la complexité de sortir de cet engrenage de sextorsion, qui se perpétue même au sein des pays d’accueil les plus développés. 

Lorsqu’il est question des pays d’accueil, il est nécessaire de distinguer les violences sexuelles faites aux hommes des violences sexuelles faites aux femmes, aux filles et aux garçons. En effet, cette dernière catégorie de migrant·es, les femmes, les filles et les garçons est particulièrement victime de réseaux de traite d’êtres humains et de prostitution. Pour elles·eux, le corps devient l’objet principal d’un système d’exploitation sexuelle bien établi. De nouveau, c’est la vulnérabilité de ces mineurs qui est exploitée. Les pressions exercées sur les migrants, telles que la pauvreté et les attentes financières de leur famille restée au pays, ainsi que l’impossibilité de travailler légalement, poussent les garçons à s’essayer à la vente de services sexuels[27]. L’espoir d’économiser afin de payer des trafiquants pour leur faire passer une frontière et arriver dans leur pays de destination finale est également une des raisons menant à la prostitution juvénile. L’agence des Nations unies pour la protection des enfants, UNICEF, a ainsi dénoncé la prévalence de la prostitution des enfants dans les camps du nord de la France dans l’espoir de rejoindre la Grande Bretagne[28]

Les garçons, mineurs, sont également particulièrement victimes de violence sexuelle dans les camps de migration, comme en Grèce[29]. Les auteurs des violences, des adultes de sexe masculin, profitent du fait qu’ils ne sont pas accompagnés et qu’ils ne dénoncent pas ce type de crimes. Dans certains cas comme en Bulgarie[30], les abuseurs font partie de la propre communauté de la victime et ils se connaissent. Cet abus de confiance a des conséquences sur la libération de la parole de l’enfant puisqu’il aura tendance à taire son agression auprès de sa famille. L’exploitation sexuelle des hommes majeurs à travers la prostitution est moins commune, ou moins documentée. Toutefois, ces derniers peuvent être obligés de vendre des faveurs sexuelles en échange d’une amélioration de leur condition économique. Les témoignages recensés dans le rapport intitulé More than One Million pains indiquent que des hommes italiens ont payé des migrants pour obtenir des services sexuels, que ce soit pour eux ou pour des tiers : « un italien a payé cinq jeunes africains pour qu’ils violent sa fille autiste de 15 ans pendant qu’il filmait l’agression[31] ».

Dans le contexte de la migration, la sextorsion revêt donc différentes facettes, différents objectifs recherchés tant par les auteurs de violence que pour les survivants. Un élément, toutefois, est propre à tous les migrants, sans distinction d’âge et de genre : la vulnérabilité.

Recommandations pour une meilleure prise en charge des violences sexuelles

La première étape, cruciale, est de sensibiliser les différent·es acteur·ices aux violences sexuelles à l’encontre des hommes. Il est absolument primordial de reconnaître que les hommes et les garçons peuvent également être victimes de violences sexuelles. Dans le cadre de la protection des réfugiés, les États ont un rôle de premier plan à jouer. C’est à eux qu’incombe cette responsabilité et ils doivent, de fait, prendre les mesures appropriées pour prévenir les violences sexuelles. Leurs efforts doivent redoubler pour sécuriser les camps de réfugiés et les points de transit. Les États doivent également multiplier les initiatives visant à enquêter et poursuivre les auteurs de violences sexuelles. Ils doivent aussi assurer des dispositions et recours juridiques facilitant la prise en charge des plaintes pour violences sexuelles et l’examen de celles-ci. De plus, le droit à la sécurité personnelle s’applique à tous les individus sur le territoire d’un pays, il doit donc être protégé et garantit par les États. Enfin, il doit être rappelé que dans le contexte particulier de la migration, les violences sexuelles faite aux hommes ne sont pas seulement des actes de violence individuels. Cela peut également être des manifestations de systèmes d’oppression plus larges tels que le patriarcat, le racisme, la xénophobie et l’homophobie. Les gouvernements doivent évidemment lutter contre toutes ces formes de discrimination.

Concernant la prostitution juvénile, trop peu d’organisations s’occupent intégralement du cas de ces jeunes livrés à eux-mêmes dans un pays. La majorité des organisations ne travaillent pas avec des hommes ayant été sexuellement agressés ou ne travaillent pas avec des mineurs. Les États ont la responsabilité de protéger ces mineurs en leur assurant des parcours de migration sûrs. Les gouvernements doivent lutter contre les réseaux de traite et d’exploitation et élargir l’accès à l’aide et à l’information pour les mineurs. Les victimes de cette exploitation sexuelle doivent être identifiés et pris en charge grâce à la formation des travailleurs sociaux et des forces de police.

La formation à l’identification et la prise en considération des violences sexuelles faites aux hommes, majeurs ou mineurs, est indispensable. Compte tenu de la nature particulière de ces crimes, de leur portée symbolique et des difficultés pour les survivants d’en parler, tous les travailleur·euses au contact des réfugiés doivent intégrer une approche sensible au genre. Il est absolument nécessaire de fournir des services de soutien adaptés aux besoins des hommes migrants victimes de violences sexuelles. Ils sont pour le moment insuffisants. Un réfugié adolescent se trouvant en Sicile a ainsi dénoncé le manque de prise en charge et d’informations sur les services locaux : « En Libye, ils veulent nous violer et avoir des relations sexuelles avec nous. Ils brulent vos parties intimes. Pourquoi les prestataires de services ne parlent-ils que des femmes, des grossesses chez les adolescentes, de la violence à l’égard des femmes et des programmes qui leur sont destinés ? Nous ne comprenons pas pourquoi personne ne se préoccupe des garçons ?[32] ».

Ces services devraient inclure des soins de santé physique et mentale, des conseils juridiques et un soutien individuel. Ils devraient être accessibles et adaptés aux besoins spécifiques des hommes et des garçons migrants, en tenant compte des barrières linguistiques et culturelles, des préoccupations en matière de statut migratoire et d’autres facteurs pouvant affecter l’accès aux services. De plus, compte tenu de la stigmatisation liée aux violences sexuelles faites aux hommes, les services destinés à recueillir la parole des survivants devraient être des entités indépendantes permettant l’anonymat et un espace de sécurité pour eux. L’ensemble des réfugiés, et notamment les personnes LGBTQ+, qui craignent des représailles et des persécutions liées à leur identité de genre et sexuelle, pourraient ainsi trouver en ces lieux indépendants un espace de parole privilégié. Les réfugié·es, quel que soit leur genre, devraient être en mesure de choisir le sexe de l’interlocuteur qui recueillera leur histoire, afin de se sentir pleinement en confiance, non-discriminé, et non jugé.

Enfin, l’Union européenne doit placer la lutte contre les violences sexuelles au cœur de sa politique migratoire. Tant dans la prévention que dans la répression, les droits humains doivent faire partie intégrante de son processus décisionnel, notamment dans ses coopérations sécuritaires avec les États non-membres, en particulier les pays d’Afrique du Nord. L’Union européenne doit élaborer une stratégie globale sensible au développement de formations permettant une meilleure prise en charge des problématiques des violences sexuelles pour les acteur·ices accompagnant les réfugiés, des forces de sécurité au personnel humanitaire[33].

Les propos contenus dans cet article n’egagent que l’autrice.

Pour citer cet article : Philippine Sottas (14/06/2024), Sur les routes de la migration, l’omerta sur la violence sexuelle à l’encontre des hommes et des garçon, Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=19149

[1] E.McGinnis, R., (2016). « Sexual victimization of male refugees and migrants : Camps, homelessness, and Survival Sex », Dignity : A journal of analysis of exploitation and violence, vol.1. 

[2] Patrine Ennin, T., (2016). « In pursuit of dreams: migration and toxic masculinity in beyond the horizon », Drumspeak.

[3] Association canadienne pour la santé mentale, « La masculinité toxique, un obstacle à la santé mentale des hommes », 31 janvier 2024. https://acsmmontreal.qc.ca/la-masculinite-toxique-un-obstacle-a-la-sante-mentale-des-hommes/

[4] Mégret, F., (2018). « The laws of war and the structure of masculine power », Melbourne Journal of International Law, vol.19.

[5] Ljunge, M., (2016). « Cultural determinants of gender roles: pragmatism is an important factor behind gender equality attitudes among children of immigrants », Research Institute of Industrial Economics.

[6] Chynoweth, S., et al. (2020), « A social ecological approach to understanding service utilization barriers among male survivors of sexual violence in three refugee settings: a qualitative exploratory study », Conflict and Health.

[7] Mphatheni, R., (2002). « Gender-based violence against men and boys: A hidden problem », African Journal of gender, society and development, vol.12. 

[8] Allegra, C., (2018). « Ni morts, ni vivants : genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada. https://inkyfada.com/fr/2018/02/08/enquete-crimes-viols-libye/

[9] Christian, M. et al., (2011). « Sexual gender based violence against men in the Democratic Republic of Congo : effects on survivors, their families and the community », Medicine, Conflict and Survival, vol.27.

[10] Grungas, N., Levitan, R., et Slotek, A., (2009).« Unsafe Haven : Security Challenges facing LGBT asylum seekers and refugees in Turkey », The Fletcher Journal of Human Security

[11] Olaluwoye, T., Hoban, E., et Williams, J., (2023). « Forms of sexual violence perpetrated in conflict and post-conflict settings against South Sudanese men resettled in two communities in Uganda: an exploratory qualitative study », Conflict and Health.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Voir : Olaluwoye, T., Hoban, E., et Williams, J., (2023). « Forms of sexual violence perpetrated in conflict and post-conflict settings against South Sudanese men resettled in two communities in Uganda: an exploratory qualitative study », Conflict and Health. ; Sivakumaran, S., (2007). « Sexual violence against men in armed conflict », The European Journal of International Law, vol.18. et Naudi, J., (2015). « Men, sex & violence: Exploring sexual and gender-based violence against men in the context of forced migration », Department of International Relations, University of Malta.

[15] Ibid.

[16] Sivakumaran, S., (2007). « Sexual violence against men in armed conflict », The European Journal of International Law, vol.18.

[17] Naudi, J., (2015). « Men, sex and violence: Exploring sexual and gender-based violence against men in the context of forced migration », University of Malta.

[18] Ibid.

[19] Rapport (2012) « Stopping the abuse of power through sexual exploitation:  Naming, shaming, and ending sextortion », International Association of Women Judges.

[20] van Heugten, L., Bicker Caarten, A., et Merkle, O., (2021). « Giving up your body to enter fortress Europe: Understanding the gendered experiences of sextortion of Nigerians migrating to the Netherlands », Maastricht economic and social research institute on innovation and technology.

[21] Rapport (2019) « More than one million pains: Sexual violence against men and boys on the Central Mediterranean route to Italy », Women’s Refugee Commission

[22] Rapport (2019). « More than one million pains : Sexual violence against men and boys on the Central Mediterranean route to Italy », Women’s Refugee Commission.

[23] Taylor, L., (2024). « Deeply alarming : sevenfold increase in sexual attacks in Darién Gap, says MSF » The Guardian, https://www.theguardian.com/global-development/2024/feb/05/darien-gap-sexual-attacks-panama-colombia-migrants.

[24] (2024). « Lack of action sees sharp rise in sexual violence on people transiting Darien Gap », MSF. https://www.msf.org/lack-action-sees-sharp-rise-sexual-violence-people-transiting-darien-gap-panama

[25] Rapport annuel (2014). « Refugee Law Project : A centre for justice and forced migrants », Makere University, United Nations High Commissioner for Refugees.

[26] (2019). « Norway ex-minister Svein Ludvigsen guilty of sexually abusing asylum seekers », BBC, https://www.bbc.com/news/world-europe-48880551

[27] Rapport (2019). « More than one million pains : Sexual violence against men and boys on the Central Mediterranean route to Italy », Women’s Refugee Commission.

[28] (2016). « Migrant children in France forced into daily crime, prostitution, says UNICEF », France 24. https://www.france24.com/en/20160617-unicef-migrant-children-france-forced-daily-crime-prostitution.

[29] Rapport (2017). « Emergency within an emergency : The growing epidemic of sexual exploitation and abuse of migrant children in Greece », FXB Center for health and human rights Harvard University, 2017.

[30] van Brunnersum, S.J., (2023). « Women and children risk rape and sexual violence at all stages of EU migration », InfoMigrants. https://www.infomigrants.net/en/post/53259/exclusive-women-and-children-risk-rape-and-sexual-violence-at-all-stages-of-eu-migration

[31] Rapport (2019).« More than one million pains : Sexual violence against men and boys on the Central Mediterranean route to Italy », Women’s Refugee Commission.

[32] Chynoweth, S., et al. (2020). « A social ecological approach to understanding service utilization barriers among male survivors of sexual violence in three refugee settings: a qualitative exploratory study », Conflict and Health.

[33] À ce titre, le réseau européen Working With Perpetrators multiplie les initiatives en faveur de la reconnaissance de la vulnérabilité des populations migrantes, notamment compte tenu des risques liés à la violence sexuelle. En suivant trois objectifs distincts : 1) L’amélioration des connaissance et des compétences des professionnels de première ligne ; 2) Le renforcement de la capacité des professionnels des programmes de l’Union européenne  et 3) Le renforcement de l’engagement des institutions publiques et des parties prenantes clés en matière de prévention et de traitement de la violence liée au sexe dans le contexte de la migration, le réseau souhaite prévenir toutes les formes de violences sexuelles et sexistes à l’encontre des personnes en déplacement.