Claudia Sheinbaum, première femme présidente du Mexique : Victoire féministe ou pinkwashing ? (1/2)

Temps de lecture : 14 minutes

19/11/2024

Sarah d’Anjou

Une élection prévisible ?

Le Mexique ne s’écrit plus avec le « M » de machisme, mais « avec le « M »  de madre (mère) et le « M » de mujer (femme) », déclarait Claudia Sheinbaum en juin 2023[1]Claudia Sheinbaum (2023). México se escribe con « M » de madre, con « M » de mujer.https://www.youtube.com/watch?v=GA3yqs3p7q0. Le 2 juin 2024, elle a inscrit dans les urnes ce tournant historique de la politique mexicaine en devenant la première femme présidente du pays hispanique le plus peuplé au monde. Le soir de son élection, la nouvelle présidente annonçait déjà « l’heure des femmes et de la transformation » en affirmant arriver au pouvoir avec toutes les mexicaines[2]CNN (2024), Las mujeres que abrieron el camino en la política para Claudia Sheinbaum, primera presidenta de México. … Continue reading. L’heure des femmes au Mexique, cela signifie vivre sans peur et sans violence après un sextennat du président sortant Andrés Manuel López Obrador dit « AMLO » marqué par l’augmentation fulgurante des violences faites aux femmes et des féminicides (137% entre 2015 et 2020). L’ancienne maire de Mexico City a remporté l’élection présidentielle avec brio comptabilisant 59,3% des voix – meilleur score pour l’exécutif depuis 1988 – et une très large majorité au Congrès mexicain. Candidate de Morena, parti de gauche créé en 2011 par AMLO, Claudia Scheinbaum a fait campagne contre une autre femme politique d’envergure, Xóchitl Gálvez, sénatrice du Parti d’action nationale de centre-droit (PAN) – une première pour l’histoire politique du pays.

Elevée au pinacle d’une pyramide de féministes mexicaines qui se sont battues pour la représentation des femmes en politique[3]El Nuevo Herald (2024). Jorge Ramos: Claudia Sheinbaum se para en una pirámide de mujeres mexicanas | Opinión. https://www.elnuevoherald.com/opinion-es/article289107594.html, Claudia Sheinbaum est devenue la première femme à remporter une élection générale en Amérique du Nord. Les associations féministes mexicaines se réjouissent de l’émergence de ce duel politique féminin et de la victoire de Claudia Sheinbaum dans un pays d’Amérique latine de 130 millions d’habitant·es notoirement reconnu pour son triste bilan en termes de féminicides et de perpétuation d’une culture machiste solidement ancrée. Quel a été, dès lors, le cheminement du mouvement féministe mexicain qui a permis l’élection de la première femme présidente en Amérique du Nord ? La question se pose alors de savoir si la portée de l’élection de Claudia Sheinbaum s’arrêtera au symbole ou si l’élection d’une femme présidente induira des changements structurels pour le quotidien des femmes mexicaines. Si le pays semble témoigner de nombreuses avancées féministes depuis plus d’un siècle, le bilan de son prédécesseur et allié politique, AMLO, demeure controversé et décrié par les féministes du pays pour ses nombreux reflux.

La première partie de cet article montre en quoi le duel Sheinbaum-Galvez pour la présidence de la République mexicaine résulte d’un combat décennal de la part des féministes mexicaines et présente le bilan en demi-teinte du président sortant AMLO. La seconde partie interrogera la portée feministe de cette élection, lors de laquelle la cause des femmes a souvent été brandie mais peine pour l’instant à se frayer un chemin concret dans les politiques du nouveau sextennat de Sheinbaum.

Un duel politique féminin fruit de plus d’un siècle de combat des féministes mexicaines

Si de nombreuses associations féministes voient l’élection de Claudia Sheinbaum comme un symbole fort, c’est parce que la lutte des mexicaines pour la féminisation de sa classe politique a duré des décennies. C’est en 1916 au Yucatan[4]ELSIYUM, Universidad Michoacana de San Nicolás de Hidalgo (2023). Irma Lucía Castillo Vega, Susana Peñaloza. El Feminismo: un movimiento transformador. Segunda Ola. … Continue reading que s’est tenu le premier congrès féministe mexicain, lançant ainsi la « primera ola » (première vague) du féminisme inspiré par les mouvements suffragistes aux États-Unis entre autres[5]El País (2023). Claudia Sheinbaum, Xóchitl Gálvez y la futura presidenta de México. … Continue reading. Ce congrès a réuni 700 femmes et a abordé les problématiques féministes allant de la sécularisation de l’éducation et la citoyenneté politique des femmes aux droits reproductifs et sexuels. Ce mouvement s’est poursuivi durant tout le début du XXème siècle avec la création de clubs féministes dans toute la République mexicaine dirigés par des femmes telles que l’autrice et l’icône féministe Hermila Galindo. Si les Mexicaines se sont rapidement mobilisées contre les diverses formes de discrimination auxquelles elles étaient confrontées dans un pays en plein processus de reconstruction politique au sortir de la révolution mexicaine (1910-1920), l’obtention du droit de vote et d’éligibilité en politique a représenté leur premier véritable combat. Ce n’est qu’en 1953, trente-trois années après leurs voisines des États-Unis et neuf ans après les Françaises qu’elles obtiennent le droit de suffrage actif et passif.

Selon Leticia Bonifaz, professeure à l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM) et membre du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), le fait que l’élection présidentielle de 2024 se soit déroulée lors du 70e anniversaire de l’obtention du droit de vote et d’éligibilité pour les femmes au Mexique renvoie un symbole fort de victoire aux féministes du pays. Leticia Bonifaz rappelle le dur combat des Mexicaines pour l’accès aux responsabilités politiques, et ce même après 1953. Selon la chercheuse, les partis politiques continuent de considérer que les femmes ne sont pas suffisamment préparées pour être candidates, et recourent à des stratagèmes tels que le persistant « phénomène des Juanitas »[6] Forbes México (2019). « Juanitas » et « Manuelitas », la historia se repite. https://www.forbes.com.mx/juanitas-y-manuelitas-la-historia-de-repite/, visant à faire élire une femme avec un suppléant masculin, puis à l’obliger par la force ou la contrainte à renoncer à son poste par la suite. Il a fallu attendre 1979 avant que Griselda Álvarez ne soit élue gouverneure d’un État, devenant ainsi la première femme à obtenir un poste à très haute responsabilité au Mexique[7]Arte (2024). Mexique 2024 : une présidente au pays du machisme. https://www.arte.tv/fr/videos/113219-008-A/mexique-2024-une-presidente-au-pays-du-machisme/.

Alors que la  « segunda ola » (seconde vague) du féminisme mexicain (1960-1980), s’est principalement focalisée sur le droit à la maîtrise de la procréation et sur les inégalités professionnelles et salariales, l’égalité de représentation politique a toujours occupé une place prépondérante dans l’agenda féministe mexicain. Les années 1960-1980 ont été marquées par des avancées significatives, telles que la légalisation de la pilule contraceptive en 1973 (soit six ans après la loi Neuwirth en France) – une grande victoire dans un pays où la majorité écrasante de la population est de confession chrétienne – ainsi que l’intégration au sein des mouvements féministes des femmes autochtones, défavorisées et lesbiennes[8]ScienceDirect (1999). Sylvia Marcos, Women’s Studies International Forum. Twenty-five years of Mexican feminisms. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0277539599000369. Cette nouvelle vague du féminisme a préparé le terrain pour la révolution des années 1990 en matière de représentation politique des femmes, avec l’instauration de quotas qui ont insufflé un nouvel élan à la féminisation de la sphère politique mexicaine. En 1993, suite aux demandes des activistes féministes, la première modification du Cofipe (Code fédéral des institutions et procédures électorales) a été apportée, et recommande la promotion des femmes dans la vie politique du pays, par le biais de leur nomination à des postes élus par le peuple[9]Código Federal de Instituciones y Procedimientos Electorales (1993). Artículo 175, fracción 3, (Abrogado). https://bit.ly/33VZAlP. En 1996, le Cofipe s’étoffe et recommande aux partis politiques de limiter à 70 % le nombre de candidats du même sexe[10]Código Federal de Instituciones y Procedimientos Electorales (1996). Artículo 5, fracción XXII transitoria, (Abrogado), en  « Cuotas de género en México. Candidaturas y resultados electorales … Continue reading; en 2002, un quota de 70/30 % a été instauré pour les candidatures à la députation et au Sénat, puis en 2008, un quota de 60/40 % a été appliqué pour ces mêmes candidatures. En 2014, lors d’une réforme constitutionnelle, la parité a été rendue obligatoire pour les partis politiques à la Chambre des députés et au Sénat[11]Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos. (20140. Artículo 41, base I. https://bit.ly/3wlKQc4. Enfin en 2019, une réforme constitutionnelle a exigé la « paridad en todo » (parité en tout), c’est-à-dire que les femmes doivent détenir 50 % des candidatures et des postes dans les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, au niveau fédéral, des États et des municipalités[12]Gobierno de México (2024). La paridad de género, un asunto de igualdad y de justicia. https://www.gob.mx/inmujeres/articulos/la-paridad-de-genero-un-asunto-de-igualdad-y-de-justicia.

Pour Patricia Mercado, ancienne candidate à la présidence de la République mexicaine en 2006, l’affrontement de deux femmes candidates à la présidence de la république « est le fruit de décennies de travail » car « la question n’est plus de savoir si nous sommes prêts pour une femme présidente, mais plutôt laquelle est la meilleure ou laquelle est la plus proche de moi[13]Le Monde (2024). Au Mexique, Claudia Sheinbaum mise sur l’héritage d’« AMLO », l’écologie et le féminisme pour lancer sa campagne présidentielle. … Continue reading ». Les candidatures féminines au sein des principales coalitions politiques reflètent donc indéniablement les progrès remarquables accomplis en matière de représentation des femmes aux postes de pouvoir dans l’ensemble du secteur public au Mexique. Aujourd’hui, la moitié du Congrès, la moitié du cabinet présidentiel, le poste de président de la Cour suprême et de gouverneur de la banque centrale, et près d’un tiers des gouverneurs d’État sont des femmes. En outre, au-delà de la parité, les femmes occupant des postes gouvernementaux ne se voient pas cantonnées à des rôles secondaires : des portefeuilles tels que le secrétariat au gouvernement (équivalent d’un Premier Ministre), l’intérieur, l’économie et les affaires étrangères sont dirigés par des femmes. Ainsi, selon les mots de Jennifer Piscopo, professeure sur les questions de genre en politique à la Royal Holloway Université de Londres, « l’Amérique latine, en général, et le Mexique, en particulier, ont vraiment été à la pointe de l’innovation en matière de mesures visant à promouvoir l’accès des femmes à la politique » et « les jeunes filles vont s’intéresser à cette campagne […] le symbolisme est énorme[14]Financial Times (2023). Mexico: female-led presidential race cements decades of action. Support for gender parity among politicians became a consensus thanks to dedicated activism and robust … Continue reading ».

Bilan contrasté du dernier sextennat : progrès législatifs féministes et recrudescence des violences faites aux femmes

Ce duel politique féminin s’inscrit dans la trajectoire d’un Mexique qui endosse le rôle de leader féministe, au sein d’une Amérique latine instigatrice de nombreuses avancées en matière d’égalité entre les genres. Les récentes victoires féministes illustrent la détermination du Mexique à faire progresser les droits des femmes, transcendant la sphère politique pour s’étendre à divers domaines de revendications, tant sur le plan national qu’international.

Sur le plan national, après la légalisation de l’avortement en 2007 uniquement dans la ville de Mexico – première juridiction du Mexique et d’Amérique latine à l’autoriser – les féministes mexicaines ont nourri de grands espoirs lors de l’élection du président de gauche AMLO en 2018. Des avancées notables ont été enregistrées durant son sextennat : le code pénal mexicain a été enrichi de nouveaux délits liés aux violences sexuelles, comme la violence numérique, la défiguration à l’acide et la violence coercitive exercée sur les enfants pour atteindre leur mère. Les pères défaillants dans le paiement de la pension alimentaire de leurs enfants sont désormais sanctionnés, et les hommes coupables de violences ne peuvent plus accéder à la fonction publique. L’ex-députée mexicaine Martha Tagle du Movimiento Ciudadano (centre gauche), raconte au journal Le Monde le travail transpartisan effectué durant ce sextennat : « nous étions 241 femmes sur 500 députés, unies sur cette question, tous partis politiques confondus. La polarisation actuelle de la politique mexicaine a mis fin à ce groupe, mais nous avons pu avancer[15]Le Monde (2023). Au Mexique, « les femmes n’ont pas droit à la sécurité », 25 novembre 2023 … Continue reading ».

Sur la question du droit à l’avortement, depuis la décriminalisation de l’avortement à Mexico en 2007, 11 autres États (sur un total de 32 entités que compte le pays) avaient également modifié leur législation en la matière. La « marée verte » pour le droit à l’avortement s’est poursuivie lorsque la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle en 2021 la criminalisation absolue de l’avortement à Coahuila et a reconnu le droit à l’avortement en début de grossesse.

Dans une décision rendue le 6 septembre 2023, la Cour a ordonné la suppression de l’avortement comme delit dans le code pénal fédéral. Selon le journal mexicain El Economista, cela signifie que « les institutions sanitaires fédérales doivent fournir des services de prise en charge de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans tout le pays[16]El Economista (2023). Aborto gratuito y seguro en todo México: la SCJN lo despenaliza a nivel … Continue reading ». D’après le journal de la ville de Mexico, l’Excelsior, en plus de garantir l’accès à l’avortement, la décision de la plus haute institution judiciaire du Mexique protège également les médecins pratiquant des IVG, qui ne peuvent désormais plus « être pénalisés ni poursuivis légalement[17]Excelsior (2023). Corte despenaliza el aborto en todo México. https://www.excelsior.com.mx/nacional/corte-despenaliza-el-aborto-en-todo-mexico/1607392 ». Cette décision historique s’inscrit dans la lignée des longs combats des féministes mexicaines, et a été saluée à travers le monde comme la mise en évidence du « leadership que les pays d’Amérique latine assument dans l’élargissement des droits reproductifs[18]New York Times (2023). La Suprema Corte de México despenaliza el aborto en todo el país. https://www.nytimes.com/es/2023/09/06/espanol/mexico-aborto-suprema-corte.html ».

Si des avancées féministes ont vu le jour durant le sextennat de López Obrador, de nombreuses apories demeurent dans l’exécution de ses réformes. D’après l’ancienne députée mexicaine Martha Tagle « la législation a progressé, mais la grande révolution qui semblait possible n’a pas eu lieu[19]Le Monde (2023). Au Mexique, « les femmes n’ont pas droit à la sécurité », 25 novembre 2023 … Continue reading ». Les espoirs suscités par l’élection d’AMLO en 2018 ont été simplement déçus.

Tout d’abord, l’attitude réfractaire, voire humiliante, du président à l’égard des féministes, des femmes victimes de violences et des politiques a été vivement critiquée. AMLO a souvent fait preuve d’un discours peu laudateur envers les féministes mexicaines, qualifiées de « conservatrices déguisées en féministes, cherchant à renverser [son gouvernement][20]AlJazeera (2023). Mexico will elect a female president, but Mexican women will still lose. … Continue reading » en 2020. Le président sortant a multiplié les offensives en affirmant par exemple que les manifestations féministes au Mexique font partie d’un complot de la droite visant à renverser son administration, ou encore que les victimes de violences domestiques devraient simplement « respirer profondément et compter jusqu’à 10[21]AlJazeera (2023). Mexico will elect a female president, but Mexican women will still lose. … Continue reading ». De plus, il a exprimé son mécontentement vis-à-vis du fait que les discussions sur les féminicides détournent l’attention d’autres questions plus importantes. Le président sortant faisait usage de sa conférence de presse quotidienne, la « mañanera », pour lancer des agressions verbales contre les femmes en fonction, y compris la rivale vaincue de Sheinbaum, Xóchitl Gálvez. En juillet 2023, l’Institut national électoral indépendant a déclaré López Obrador coupable d’avoir ciblé la sénatrice Gálvez dans des déclarations désobligeantes liées à son genre[22]El Pais (2024). El Tribunal Electoral determina que López Obrador cometió violencia política de género contra Xóchitl Gálvez. El Tribunal Electoral determina que López Obrador cometió … Continue reading.

Si les questions d’égalité de genre n’ont pas figuré en tête de l’agenda politique de AMLO, l’explosion des chiffres concernant les violences sexistes et sexuelles et les féminicides à la fin du sextennat témoignent des conséquences de son inaction : au moins 10 femmes et filles tuées chaque jour au Mexique en 2023[23]Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It. https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/ ; une augmentation des féminicides de 137% entre 2015 et 2020[24]Excélsior (2022). Pese a alerta, feminicidios aumentan 137%; en algunos estados el alza es de … Continue reading ; 70 % des femmes et des filles mexicaines de plus de 15 ans ayant subi une forme ou une autre de violence[25]Dans 39,9 % des cas, cette violence est du fait de leur conjoint·es. selon l’Institut national des statistiques et de la géographie (Inegi) du Mexique[26]Institut national des statistiques mexican (INEGI) (2024). Violencia contra las mujeres en México. https://www.inegi.org.mx/tablerosestadisticos/vcmm/ et enfin 78,8 % des Mexicaines déclarant ne pas se sentir en sécurité dans leur État d’origine et 45,6 % dans leur quartier[27]Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It.https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/. Le Mexique demeure un endroit dangereux pour les femmes, avec des taux de féminicides très élevés pour la région. Les données les plus récentes de l’Institut national de la statistique et de la géographie du Mexique ont en effet révélé qu’au moins 11 852 féminicides ont été enregistrés au cours des trois premières années de la présidence de López Obrador, soit une forte augmentation par rapport aux 7 439 signalés au cours de la même période de la présidence d’Enrique Peña Nieto (2012-2018)[28]CNN (2024). Mexico’s next president will be a woman. But violence has overshadowed the glass ceiling being shattered. … Continue reading.

Ces statistiques préoccupantes peuvent être attribuées, d’une part, aux coupes budgétaires majeures opérées par AMLO dans les services de garde d’enfants et les bureaux du procureur général chargé de la lutte contre les violences faites aux femmes. Au cours de sa première année au pouvoir, dans le cadre de ses efforts de lutte contre la corruption, López Obrador a presque réduit de moitié le budget d’un programme visant à subventionner les services de garde d’enfants pour les femmes actives et en guise de solution de remplacement, l’administration a proposé de verser directement les fonds aux familles. Cependant, comme l’ont souligné de nombreuses organisations de la société civile, cette approche n’a fait que renforcer les stéréotypes traditionnels favorisant l’avancement professionnel des hommes tout en maintenant les femmes confinées au foyer. Début 2019, toujours sous le prétexte d’un lien abstrus entre politiques visant l’égalité de genre et lutte contre la corruption, l’administration de López Obrador a retiré aux femmes le droit de fuir la violence via la coupure des subventions accordées aux refuges pour femmes victimes de violences. Une fois de plus, l’alternative proposée consistait en des transferts directs d’argent. Face à une vive opposition de la part des ONG et médias qui ont souligné, en utilisant le hashtag #AusteridadMachista (austérité machiste) que les femmes fuyant la violence avaient besoin d’un lieu sûr plutôt que d’argent, le gouvernement a fait marche arrière. Cependant, la proposition elle-même a entraîné un retard dans le financement et la fermeture de plusieurs refuges.

Les conséquences de l’affaiblissement du filet de sécurité sociale pour les femmes ont été exacerbées par la pandémie de COVID-19. Comme l’a révélé l’organisation féministe EQUIS Justicia, les homicides de femmes ainsi que les appels au 911 relatifs à la violence sexuelle, sexiste et domestique ont considérablement augmenté pendant la pandémie[29]Equis Justicia (2020). Las dos pandemias: Violencia contra las mujeres en México en el contexto del COVID-19. … Continue reading. Malgré cela, le budget de la branche du bureau du procureur général chargée de lutter contre la violence à l’égard des femmes a été réduit de 73 % en 2020[30]Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It.. https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/. Par ailleurs, le secteur privé est loin d’être à la hauteur du secteur public en termes de parité, avec des taux de participation des femmes à la main-d’œuvre inférieurs à la moyenne mondiale. Selon les données de la Banque Mondiale, le taux de participation au marché du travail est de 46,8 % pour les femmes et de 77,4 % pour les hommes en 2023[31]Banque Mondiale (2024). Gender Data Portal, Mexico. https://genderdata.worldbank.org/countries/mexico/. Les femmes mexicaines consacrent encore 2,5 fois plus de temps aux travaux domestiques et de soins non rémunérés que les hommes. Le groupe de réflexion sur les politiques publiques mexicaines Instituto Mexicano para la Competitividad (IMCO) a récemment estimé que, sur la base des tendances actuelles, les conseils d’administration des entreprises mexicaines n’atteindront pas la parité hommes-femmes avant 2052[32]Financial Times (2023). Mexico: female-led presidential race cements decades of action. https://www.ft.com/content/7576d6b9-24ca-4980-b0ab-daf52fad79f4.

Le Mexique, leader de front d’une Amérique latine motrice d’avancées notables pour les droits des femmes

Depuis 2015, le « pañuelo verde » (foulard vert) s’est imposé avec force dans les rues des grandes capitales latino-américaines ainsi que sur les réseaux sociaux. Tandis que le violet fut consacré comme l’emblème international du féminisme dès la fin du XIXe siècle, le vert, lui, est devenu le symbole du militantisme pro-choix, revendiquant l’instauration de nouvelles législations nationales garantissant un accès à l’avortement libre, sécurisé et gratuit. Avant l’essor de cette «  vague verte », seuls trois pays d’Amerique latine avaient légalisé l’avortement : Cuba dès 1965, le Guyana à partir de 1995, et l’Uruguay en 2012[33]Cuba jusqu’à 8 semaines, le Guayana jusqu’à sept semaines pour l’IVG médicamenteuse et quatorze semaines pour l’IVG instrumentale et l’Uruguay jusqu’à douze semaines.. En 2020, le Sénat argentin a entériné une avancée majeure en légalisant l’interruption volontaire de grossesse dans le cadre de la «  marea verde », autorisant celle-ci durant les quatorze premières semaines de gestation. En 2022, la Cour constitutionnelle colombienne a dépénalisé son recours jusqu’à vingt-quatre semaines. En septembre 2023, la Cour suprême du Mexique dépénalise nationalement l’avortement en statuant sur l’inconstitutionnalité du système juridique de pénalisation. Cependant, dans d’autres nations latino-américaines, la marée législative escomptée n’a pas abouti. Alors qu’au Chili, sous la présidence de Michelle Bachelet, la dépénalisation thérapeutique en vigueur avant la dictature a été rétablie. Les législations répressives du Honduras et du Nicaragua se sont, quant à elles, durcies. Le sort du Brésil reste pour l’heure suspendu aux décisions de sa Cour suprême. Cette tendance latino-américaine contraste tout de même avec celle des États-Unis, où la Cour suprême a, le 24 juin 2022, révoqué l’arrêt Roe vs Wade, qui garantissait depuis 1973 aux États-uniennes un droit constitutionnel à l’avortement[34]Fondation Jean Jaurès (2024). Maya Laurens. Amérique latine : la vague verte peut-elle virer au rouge. … Continue reading.

En termes de relations internationales, le Mexique s’est distingué en devenant le premier pays d’Amérique latine à adopter une politique étrangère féministe en 2020. Cette politique repose sur plusieurs piliers fondamentaux : une prise en compte de la perspective de genre dans la politique extérieure, un secrétariat des relations extérieures paritaire garantissant un environnement exempt de violence, ainsi que la promotion d’un féminisme intersectionnel[35]Institut du Genre en Géopolitique (2022). Mathilde Morel,  « La diplomatie féministe au Mexique : une politique porteuse de progrès pour les femmes du pays ? » https://igg-geo.org/?p=7191. Cette stratégie féministe, adoptée pour la période 2020-2024, se distingue notamment de celles menées par la France ou le Canada en raison de son articulation autour de la notion de genre et de sa focalisation principale sur la visibilité structurelle et interne. Le gouvernement mexicain choisit en effet de l’articuler autour de la notion de genre et de la centrer sur une visibilité d’abord structurelle et en interne.

L’election de Sheinbaum rallume l’espoir d’une transformation sociétale, nécessaire au regard des violences grandissantes auxquelles font face les mexicaines

L’élection de Claudia Sheinbaum en tant que première femme présidente représente l’aboutissement d’une lutte féministe centenaire et manifeste les nombreuses avancées déjà mises en place au Mexique, en termes de représentation politique et de droits sexuels et reproductifs. Ce duel politique féminin était donc prévisible et réaffirme le rôle du Mexique comme leader d’une région latino-américaine motrice de changements positifs. Cette élection soulève cependant l’espoir d’une transformation profonde de la société mexicaine, face à des défis persistants tels que les violences faites aux femmes, l’insécurité et les inégalités économiques. Bien que des progrès législatifs aient été accomplis, il demeure impératif d’agir de manière concrète pour lutter contre les féminicides et garantir la sécurité des femmes. Quelle incidence réelle peut-on alors anticiper quant à l’ascension de Claudia Sheinbaum au pouvoir ? La simple poursuite des efforts effectués par les derniers leaders politiques mexicains suffira-t-elle à répondre aux exigences de la société civile mexicaine ou faudra-t’il aller plus loin ?

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice.

Pour citer cet article: Sarah d’Anjou, “Claudi Sheinbaum, première femme présidente du Mexique: Victoire féministe ou pinkwashing? (1/2)”, 19.11.2024, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=20530

References

References
1 Claudia Sheinbaum (2023). México se escribe con « M » de madre, con « M » de mujer.https://www.youtube.com/watch?v=GA3yqs3p7q0
2 CNN (2024), Las mujeres que abrieron el camino en la política para Claudia Sheinbaum, primera presidenta de México. https://cnnespanol.cnn.com/2024/06/05/mujeres-politica-mexicana-claudia-sheinbaum-primera-presidenta-mexico-orix/
3 El Nuevo Herald (2024). Jorge Ramos: Claudia Sheinbaum se para en una pirámide de mujeres mexicanas | Opinión. https://www.elnuevoherald.com/opinion-es/article289107594.html
4 ELSIYUM, Universidad Michoacana de San Nicolás de Hidalgo (2023). Irma Lucía Castillo Vega, Susana Peñaloza. El Feminismo: un movimiento transformador. Segunda Ola. https://publicaciones.umich.mx/revistas/elysium/ojs/article/view/85
5 El País (2023). Claudia Sheinbaum, Xóchitl Gálvez y la futura presidenta de México. Mexique.https://elpais.com/mexico/2023-09-12/claudia-sheinbaum-xochitl-galvez-y-la-futura-presidenta-de-mexico.html#
6 Forbes México (2019). « Juanitas » et « Manuelitas », la historia se repite. https://www.forbes.com.mx/juanitas-y-manuelitas-la-historia-de-repite/
7 Arte (2024). Mexique 2024 : une présidente au pays du machisme. https://www.arte.tv/fr/videos/113219-008-A/mexique-2024-une-presidente-au-pays-du-machisme/
8 ScienceDirect (1999). Sylvia Marcos, Women’s Studies International Forum. Twenty-five years of Mexican feminisms. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0277539599000369
9 Código Federal de Instituciones y Procedimientos Electorales (1993). Artículo 175, fracción 3, (Abrogado). https://bit.ly/33VZAlP
10 Código Federal de Instituciones y Procedimientos Electorales (1996). Artículo 5, fracción XXII transitoria, (Abrogado), en  « Cuotas de género en México. Candidaturas y resultados electorales para diputados federales 2009 » de Aparicio, Francisco. Tribunal Electoral del Poder Judicial de la Federación. https://bit.ly/33WioBg
11 Constitución Política de los Estados Unidos Mexicanos. (20140. Artículo 41, base I. https://bit.ly/3wlKQc4
12 Gobierno de México (2024). La paridad de género, un asunto de igualdad y de justicia. https://www.gob.mx/inmujeres/articulos/la-paridad-de-genero-un-asunto-de-igualdad-y-de-justicia
13 Le Monde (2024). Au Mexique, Claudia Sheinbaum mise sur l’héritage d’« AMLO », l’écologie et le féminisme pour lancer sa campagne présidentielle. https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/02/mexique-pour-le-lancement-de-sa-campagne-presidentielle-claudia-sheinbaum-mise-sur-l-heritage-d-amlo-l-ecologie-et-le-feminisme_6219647_3210.html
14 Financial Times (2023). Mexico: female-led presidential race cements decades of action. Support for gender parity among politicians became a consensus thanks to dedicated activism and robust implementation. https://www.ft.com/content/7576d6b9-24ca-4980-b0ab-daf52fad79f4
15, 19 Le Monde (2023). Au Mexique, « les femmes n’ont pas droit à la sécurité », 25 novembre 2023 https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/25/au-mexique-les-femmes-n-ont-pas-droit-a-la-securite_6202318_3210.html
16 El Economista (2023). Aborto gratuito y seguro en todo México: la SCJN lo despenaliza a nivel federal.https://www.eleconomista.com.mx/politica/Aborto-gratuito-y-seguro-en-todo-Mexico-la-SCJN-lo-despenaliza-a-nivel-federal-20230906-0058.html
17 Excelsior (2023). Corte despenaliza el aborto en todo México. https://www.excelsior.com.mx/nacional/corte-despenaliza-el-aborto-en-todo-mexico/1607392
18 New York Times (2023). La Suprema Corte de México despenaliza el aborto en todo el país. https://www.nytimes.com/es/2023/09/06/espanol/mexico-aborto-suprema-corte.html
20 AlJazeera (2023). Mexico will elect a female president, but Mexican women will still lose. https://www.aljazeera.com/opinions/2023/9/13/mexico-will-elect-a-female-president-but-mexican-women-will-still-lose
21 AlJazeera (2023). Mexico will elect a female president, but Mexican women will still lose. https://www.aljazeera.com/opinions/2023/9/13/mexico-will-elect-a-female-president-but-mexican-women-will-still-lose
22 El Pais (2024). El Tribunal Electoral determina que López Obrador cometió violencia política de género contra Xóchitl Gálvez. El Tribunal Electoral determina que López Obrador cometió violencia política de género contra Xóchitl Gálvez | Elecciones mexicanas 2024 | EL PAÍS México
23 Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It. https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/
24 Excélsior (2022). Pese a alerta, feminicidios aumentan 137%; en algunos estados el alza es de 2,100%/https://www.excelsior.com.mx/nacional/pese-a-alerta-feminicidios-aumentan-137-en-algunos-estados-el-alza-es-de-2100/1511449
25 Dans 39,9 % des cas, cette violence est du fait de leur conjoint·es.
26 Institut national des statistiques mexican (INEGI) (2024). Violencia contra las mujeres en México. https://www.inegi.org.mx/tablerosestadisticos/vcmm/
27 Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It.https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/
28 CNN (2024). Mexico’s next president will be a woman. But violence has overshadowed the glass ceiling being shattered. https://www.cnn.com/2024/05/29/americas/mexico-female-president-violence-miltiarization-intl-latam/index.html
29 Equis Justicia (2020). Las dos pandemias: Violencia contra las mujeres en México en el contexto del COVID-19. https://equis.org.mx/las-dos-pandemias-violencia-contra-las-mujeres-en-mexico-en-el-contexto-del-covid-19/
30 Americas Quarterly (2022). Why Gender Violence in Mexico Persists—And How to Stop It.. https://www.americasquarterly.org/article/why-gender-violence-in-mexico-persists-and-how-to-stop-it/
31 Banque Mondiale (2024). Gender Data Portal, Mexico. https://genderdata.worldbank.org/countries/mexico/
32 Financial Times (2023). Mexico: female-led presidential race cements decades of action. https://www.ft.com/content/7576d6b9-24ca-4980-b0ab-daf52fad79f4
33 Cuba jusqu’à 8 semaines, le Guayana jusqu’à sept semaines pour l’IVG médicamenteuse et quatorze semaines pour l’IVG instrumentale et l’Uruguay jusqu’à douze semaines.
34 Fondation Jean Jaurès (2024). Maya Laurens. Amérique latine : la vague verte peut-elle virer au rouge. https://www.jean-jaures.org/publication/amerique-latine-la-vague-verte-peut-elle-virer-au-rouge/?post_id=55553&export_pdf=1
35 Institut du Genre en Géopolitique (2022). Mathilde Morel,  « La diplomatie féministe au Mexique : une politique porteuse de progrès pour les femmes du pays ? » https://igg-geo.org/?p=7191