Elisa CAMPON
04/06/2025
À la suite de l’annonce récente de la dissolution du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), cet article revient sur l’évolution de sa doctrine féministe, d’abord pensée comme un outil stratégique, puis devenue un cadre idéologique central, notamment à travers la redéfinition du rôle des femmes au sein du mouvement. Abdullah Öcalan, fondateur et leader du PKK, a théorisé l’idéologie du parti, à travers plusieurs textes dans lesquels il dédie, notamment, une place particulière au combat des femmes kurdes pour plus d’autonomie.
Le PKK, reconnu comme organisation terroriste par plusieurs Etats, dont les Etats-Unis et l’Union européenne, est une organisation politique et militaire kurde qui mène une guérilla contre l’État turc depuis les années 1980. Les Kurdes constituent une minorité ethnique opprimée, répartie entre la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. Si l’indépendance, par la création d’un Etat kurde sur le sol turc, était le premier objectif du PKK, la répression d’Ankara force le parti à un premier cessez-le-feu en 1993. Le PKK doit alors se réinventer pour continuer la lutte. Abandonnant le cadre marxiste de sa doctrine originelle, le parti, par l’intermédiaire de son théoricien, Abdullah Öcalan, aujourd’hui emprisonné, entame une refonte complète. Dans plusieurs textes, notamment Women and Family Question (1992), Öcalan affirme que les Kurdes ne mettront pas un terme à leur situation d’opprimé·es vis-à-vis des pays dans lesquels ils résident (Irak, Iran, Syrie et Turquie), tant que les femmes kurdes ne seront pas libres et égales aux hommes kurdes. Il fait ainsi de la libération des femmes kurdes la condition première à l’autonomie des Kurdes de Turquie. Ce constat initial est à l’origine d’une série d’écrits en faveur d’une libération des femmes, doublement opprimées, par leur appartenance à la communauté kurde et par leur sexe. Pour autant, femmes et hommes kurdes ne sont pas entièrement égaux au sein de la société et du Parti des Travailleurs du Kurdistan.
Dans quelle mesure la doctrine féministe développée au sein du PKK, initialement conçue comme un levier stratégique par sa direction, a-t-elle évolué pour devenir un cadre idéologique structurant, notamment à travers la redéfinition des rôles des femmes dans le mouvement ? Cette doctrine permet une redéfinition des rôles variés des militantes kurdes au sein du parti et participe à la mise en place de certaines avancées en faveur de plus de liberté pour ces femmes. Pour autant, les textes fondateurs du parti ne parviennent pas à remettre entièrement en cause la structure patriarcale de la société kurde, et dans la pratique, l’égalité entre les femmes et les hommes est loin d’être atteinte. C’est pourquoi, à la fin des années 1990, certaines femmes kurdes se sont réappropriées les écrits progressistes du parti pour en revendiquer une application plus stricte et acquérir davantage d’autonomie en fondant leurs propres organisations.
Une doctrine féministe qui se concrétise par quelques avancées en faveur de l’égalité femmes-hommes…
Dans son essai Liberating Life, Öcalan écrit : « Libérer la vie est impossible sans une révolution féminine radicale qui changerait la mentalité et la vie de l’homme » . Il formule ainsi la dépendance de la lutte kurde au combat pour l’émancipation des femmes. Öcalan s’appuie sur l’existence supposée d’un Néolithique matriarcal, véritable âge d’or pour les Kurdes, avant la domination par les puissances étrangères. À cette époque, les femmes kurdes auraient assuré l’existence d’un « socialisme primitif »), sans propriété, où auraient régné l’égalité et la liberté entre les individu·es. Le renversement de cet ordre par les hommes aurait entraîné les débuts de la domination masculine sur les femmes, par la réduction de leur rôle dans la société aux affaires du foyer. Öcalan s’inspire ici du concept de « housewifization » théorisé par Maria Mies (1986), selon qui la domestication des femmes s’est faite en les astreignant à la sphère domestique et en dévaluant le travail qu’elles y fournissaient. Les écrits d’Öcalan dressent le portrait d’une société kurde utopique féministe, s’éloignant du vocabulaire marxiste initial autour d’une unification des prolétaires kurdes dans l’optique de contester leur domination et d’obtenir un seul Etat kurde indépendant. Au début des années 1990 s’opère ainsi un véritable tournant dans la doctrine et la propagande du parti, troquant le réel socialisme marxiste pour un discours mettant en avant la libération des femmes comme étape pour la libération du peuple kurde et de tous les opprimés. Le recours à cette nouvelle doctrine peut alors être questionné, car elle constitue aussi un instrument politique, au moment où les rangs du PKK se dégarnissent et que recruter devient une priorité. Dans les faits, le parti engage bien des femmes kurdes, ce qui constitue de réelles opportunités professionnelles pour celles-ci. Elles représentaient ainsi 40 % des soldat·es de la guérilla en 2013 et « 40 % des postes de direction militaire étaient réservés […] aux femmes ». Cela aurait représenté environ 10 000 femmes pour 35 000 membres du parti en 2021. Elles reçoivent également les mêmes entraînements que les hommes au sein des unités. Il existe donc un réel effort de parité au sein du PKK. Non seulement les femmes sont nombreuses au sein du PKK, mais elles occupent également des rôles variés qui ne se limitent pas à une participation directe à la lutte armée. Elles prennent part activement aux opérations de contrebande et d’espionnage, aux activités de sensibilisation pour faciliter le rapprochement sur le terrain avec certaines populations civiles, mais aussi à la mise en place des stratégies de l’organisation et au processus de recrutement de nouveaux membres.
… mais qui peine à s’extraire de la structure patriarcale de la société kurde et dont l’application est nuancée.
La doctrine d’Öcalan semble s’atteler en profondeur à la déconstruction des stéréotypes de genre et à l’attribution d’un rôle de premier plan à la libération des femmes. Pour autant, ce discours s’inscrit dans la structure patriarcale de la société kurde, sans en entraîner une profonde remise en cause. Par exemple, le parti se réapproprie le concept complexe de namus, présent notamment au sein de la société kurde. Difficilement traduisible, il correspond initialement à la vertu et à l’honneur de la famille, qui transparaît par le comportement des femmes, et notamment par leur chasteté. La famille exerce donc une autorité sur la femme pour garantir son honneur. Le PKK, sous l’impulsion d’Öcalan, se propose d’endosser ce rôle de garant de l’intégrité des femmes qui choisiraient de rejoindre ses rangs. Si cette mesure permet aux femmes de quitter leur foyer pour s’engager, cette réinterprétation du namus perpétue aussi le contrôle sur leur corps. Par ailleurs, il existe également une ambiguïté autour de la prohibition des relations sexuelles entre les femmes et les hommes au sein des rangs du PKK. La doctrine motive cette interdiction par le fait qu’hommes et femmes ne seraient pas assez déconstruit·es pour avoir des rapports sans prolonger la situation de domination masculine. Dans la pratique, c’est aussi un moyen d’assurer un contrôle et une forme de discipline sur les corps féminins pour qu’ils soient entièrement dévoués à la cause et à son leader. La doctrine dédie donc une place prépondérante à la libération des femmes, mais elle ne remet pas toujours en cause de façon profonde la structure patriarcale de la société.
Sur le terrain, de nombreux travaux de recherche font état de tensions entre femmes et hommes au sein des unités. Sont mentionnées des disputes autour de clichés sexistes, où il serait reproché aux femmes de la guérilla d’être trop douces, émotives et pas assez endurantes). Des témoignages d’anciennes commandantes racontent comment les hommes maintiennent leur ascendant au sein des unités en décidant de tout à la place des combattantes sous leur autorité, jusqu’à leurs vêtements
De plus, si la doctrine du PKK permet aux femmes d’être impliquées dans la lutte pour l’indépendance, leur participation est souvent limitée à des figures stéréotypées, telles que la « mère patriote », la « mère pacifiste », ou encore la « gardienne de la culture kurde », dont les médias kurdes se font le relais. Les représentations des femmes sont restreintes à des rôles genrés et essentialisants qui ne leur donnent guère le choix entre la figure de la mère, de la victime ou de l’épouse et ne sont pas représentatives de la diversité des formes d’engagement possibles. Il existe ainsi une grande différence entre les rôles-types mis en avant dans les magazines et la réalité de l’engagement des femmes au sein du PKK, allant de la contribution à la lutte armée à la participation en tant qu’espionnes, recruteuses, cadres du parti, ou encore intermédiaires pour rallier les populations locales à la guérilla.
Par ailleurs, une des conséquences directes de la théorisation de la double oppression des femmes kurdes – opprimées en tant que femmes et en tant que Kurdes, est de devoir redoubler d’efforts pour s’extraire de leur situation et prouver leur valeur et leur fiabilité). Dès lors, les femmes accomplissent souvent les tâches les plus radicales et dangereuses de la guérilla, à l’image des attentats suicides. En 1996, Zilan est la première femme kurde à mourir dans un attentat suicide avant d’être érigée en martyre par la propagande du parti, incitant les autres femmes à accomplir le même fait d’arme. Il est alors légitime de se demander si le tournant idéologique en faveur de la libération des femmes dans les années 1990 n’est pas aussi motivé par l’opportunité de recruter massivement et d’amener les femmes, moins susceptibles d’être soupçonnées par la sécurité turque, à devenir espionnes ou à mener des attaques terroristes dangereuses, voire mortelles.
Le choix de la rupture face aux limites de la mise en pratique de l’idéologie égalitaire
À la fin des années 1990, la doctrine du PKK évolue à nouveau. La constatation des écarts entre la théorie des rapports de genre au sein du PKK et la réalité d’une mise en pratique en demiteinte amènent à la création en 1995 de l’Union des Femmes Libres du Kurdistan (YJAK), une organisation armée exclusivement féminine. Cette scission des forces armées du parti s’accompagne deux ans plus tard de la formulation de la « théorie de la rupture » par Öcalan. Il consacre ainsi l’importance de développer des relations entre femmes en se soustrayant à l’influence des hommes et des structures patriarcales, pour leur permettre d’affirmer leur véritable identité. Fortes de cette découverte et entièrement détachées du patriarcat, elles pourront ensuite revenir au sein du parti pour mener la lutte de manière plus efficace.
Dans Kurdish Love, paru en 1999, Öcalan écrit : « On a vu que l’homme est le principal problème […] Pour moi, la question de l’homme est désormais prioritaire sur celle de la femme ». Le leader du PKK cible désormais les réticences des hommes à respecter les principes qu’il a lui-même promulgués dans ses écrits précédents. Les militantes kurdes semblent, au contraire, beaucoup plus proches de ses préceptes, qu’elles appliquent de façon stricte. Cela leur permet d’acquérir plus d’autonomie dans les faits). Cette réappropriation est un moyen de contourner les écueils d’une première mise en pratique ambivalente.
Le nouvel espace de liberté créé par ces femmes kurdes leur a permis de mettre en pratique certaines théories d’Öcalan, à commencer par la jinéologie, dont il développe les fondements dans Liberating Life en 2013. Cette philosophie difficile à définir correspond étymologiquement à la « science des femmes ». Selon les travaux publiés en 2022 par Piccardi et Barca, chercheuses à l’Université de Coimbra au Portugal, la jinéologie est à la fois la refonte des sciences, naturelles et sociales, par et pour les femmes, soit un nouvel « ensemble de savoirs », mais aussi une méthode, une « pédagogie militante » qui promeut un cadre d’analyse féministe holistique et intersectionnel, critiquant à la fois, le patriarcat, le colonialisme, le capitalisme et l’État. Schäfers et Neven, tout⸱es deux chercheur⸱euses à l’université de Gand en Belgique, insistent sur la dimension vivante et en constante évolution de la jinéologie qui se construit en permanence avec les nouvelles contributions des femmes. A l’origine philosophie épistémologique, la jinéologie s’est peu à peu institutionnalisée dans les années 2010 avec la création de plusieurs comités dans la région kurde syrienne, appelée Rojava, profitant de la faiblesse des autorités locales alors plongées dans la guerre civile. En 2017, est fondé le Jineology Center à Bruxelles avec la volonté de rapprocher la jinéologie des travaux des féministes occidentales.
Il existe des applications concrètes de la jinéologie. Bien que le régime turc exerce un contrôle sur son territoire permettant peu d’initiatives kurdes d’envergure, quelques villages kurdes de Turquie se sont organisés en réseau formant l’Union des Communautés du Kurdistan (le KCK). Cette organisation met en place un nouveau système de gouvernance directement inspiré de la jinéologie : le confédéralisme démocratique. Le confédéralisme démocratique est l’application de la jinéologie comme mode d’organisation sociétale, avec l’idée selon laquelle la libération des femmes est la condition pour faire advenir d’autres révolutions, notamment sociales et écologiques). Dès lors, il s’agit de promouvoir un modèle paritaire et égalitaire de démocratie directe, en opposition avec la centralité propre au système étatique. Cette Union est structurée par différents comités, à l’échelle des villages, des régions et à l’échelle globale par un conseil exécutif où siègent plusieurs délégué⸱es et dont la coprésidence est actuellement assurée par une femme, Besê Hozat. L’application de la jinéologie à travers le confédéralisme démocratique constitue une opportunité pour les femmes kurdes de faire entendre leur voix et de participer activement à des transformations sociales.
Un avenir incertain
La propagande du PKK a connu de multiples mutations s’adaptant aux évolutions du combat contre les autorités turques. Il est alors nécessaire d’envisager cette doctrine féministe replacée dans un contexte de lutte politique. L’ouverture du parti aux femmes peut ainsi être comprise comme un moyen de recruter plus largement et de permettre au combat nationaliste kurde de gagner le soutien d’une nouvelle part importante de la population. Dans les faits, le changement de discours sur la participation des femmes à la lutte leur a permis de devenir militantes et d’occuper des postes variés, malgré des représentations souvent simplificatrices et stéréotypées. L’utopie féministe décrite par Öcalan dédiant une place centrale à la libération des femmes dans le combat nationaliste kurde peine à remettre entièrement en cause la structure patriarcale de la société kurde. Entre instrumentalisation et application nuancée de la doctrine, certaines militantes font alors le choix de la rupture pour engager une mise en pratique plus stricte des principes égalitaires et ainsi obtenir davantage d’autonomie à travers de nouveaux modèles d’organisation.
Dans un contexte géopolitique troublé, l’avenir des femmes kurdes et leur lutte pour l’indépendance et pour l’égalité est en suspens alors qu’Öcalan, toujours emprisonné, a appelé au cessez-le-feu et à la dissolution du PKK, malgré la reprise des bombardements par Ankara. La question des femmes et de leur place dans la lutte pour les droits des Kurdes n’apparaît plus comme une priorité à l’agenda politique du parti.