Les travailleuses migrantes au Qatar face à l’invisibilisation d’un système exploitant et violent

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12/12/2022

Clara Delhaye

Avec la Coupe du monde de football, le Qatar est actuellement au centre de tous les débats, que ce soit en matière de respect de l’environnement, des droits des personnes LGBTQIA+ ou des femmes. La Coupe du monde a permis de mettre en lumière les conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles les travailleur·e·s migrant·e·s ont travaillé pour construire les différentes structures sportives. Cependant, la problématique des femmes migrantes a été peu abordée. Face à cette invisibilisation il convient de se demander qui sont ces travailleuses domestiques au Qatar et pourquoi les violences qu’elles subissent sont invisibilisées.

Les travailleuses migrantes : une identité vectrice de discrimination 

Au Qatar les travailleuses domestiques sont des femmes racisées migrantes, elles viennent de différentes régions du monde mais en grande partie de l’Afrique subsaharienne. Ces trois caractéristiques sont vecteurs de discriminations dans le pays.

La première caractéristique est le genre de ces travailleuses. Le droit des femmes au Qatar progresse mais reste relativement discriminatoire, par exemple les femmes ne peuvent pas donner la nationalité qatarienne à leurs enfants [1]Human Right watch (2018). Qatar, Events of 2018, https://www.hrw.org/world-report/2019/country-chapters/qatar , elles doivent obligatoirement faire valider leur mariage par un tuteur masculin ( Montigny, A. (2018). Désordre dans la famille : le divorce au Qatar, Chroniques Yéménites, vol 10, DOI: 10.4000/cy.3757 )) . Selon l’ONU ces lois discriminatoires ont une incidence plus forte sur les femmes en fonction «  de leur origine, race et de leur appartenance ethniques [2]Conseil des droits de l’Homme (27 avril 2020), Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y … Continue reading ». En ce sens, le fait que les travailleuses domestiques soient originaires du continent africain questionne leur place au sein de la société qatarienne. Le Qatar est un pays aux multiples accueillant plus de soixante dix nationalités différentes. Selon un rapport d’Amnesty international [3]Amnesty International (2021), « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/MDE2231752020ENGLISH.pdf en 2020, c’est environ 173 000 migrant.e.s qui travaillent au Qatar. Cependant, toutes les nationalités ne sont pas considérées de la même manière. D’après des expert·e·s onusien·nne·s, les femmes africaines subsahariennes sont présumées sexuellement disponibles et inférieures [4]Montigny, A. (2018). Désordre dans la famille : le divorce au Qatar, Chroniques Yéménites, vol 10, DOI: 10.4000/cy.3757´. Elles occupent donc des postes qui ont peu de gratification sociale. Enfin, le Qatar est une société économiquement et racialement stratifiée. C’est à dire que les migrantes blanches et les migrantes noires ne subissent pas les mêmes discriminations, les femmes migrantes noires sont exposées à bien plus de discriminations en raison de leur couleur de peau et de leur précarité.

Ces trois vecteurs exposent les femmes migrantes racisées à des violences mais surtout à une déshumanisation extrême, notamment lorsqu’elles prennent leur « poste » au sein des maisons ou des hôtels. L’inquiétude principale est relative aux abus physiques, verbaux, sexuels qu’elles subissent. De nombreux témoignages recueillis par des ONG internationales attestent des brutalités à leur encontre. La régularité des violences conduit à un réel harcèlement des travailleu·r·se·s domestiques. Au sein des témoignages, on peut noter qu’elles sont régulièrement comparées à des animaux et traitées comme tels [5]Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, pp 47-48., comme si elles « appartenaient » à leurs employeurs. En ce sens, la question de l’esclavage moderne est à soulever [6]ONU (1953), Convention relative à l’esclavage, https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/slavery-convention .

Face au manque de considération et des violences auxquelles ces travailleuses domestiques s’exposent en « travaillant » quid de leur droit ?

La question des pleins pouvoirs des employeur·e·s et de la faible protection du droit du travail  durant la Coupe du monde

Les travailleurs et travailleuses embauché·e·s pour la Coupe du monde au Qatar ont été recruté·e·s grâce au système de Kafala. Il s’agit à l’origine d’un système d’adoption, aujourd’hui détourné. C’est un système de sponsoring [7]Robinson K (2022, 18 novembre), What Is the Kafala System ?, Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/what-kafala-system très présent dans les pays du Golfe.

Les travailleuses domestiques sont recrutées par des agences présentes dans leur pays qui leur font espérer une vie meilleure au Qatar : salaires décents, possibilité de partir à l’étranger, conditions de travail intéressantes. La réalité est tout autre, elles intègrent des maisons ou des hôtels où les employeur·e·s ont tous les pouvoirs. Sur les centaines de femmes interrogées par Amnesty International, 83% d’entre elles ont vu leur passeport être confisqué [8]Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/MDE2231752020ENGLISH.pdf 55% n’ont pas été payées, avec des délais très importants ou en deçà de ce qui était prévu [9]Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/MDE2231752020ENGLISH.pdf . Sans passeport, elles sont complètement dépendantes du bon vouloir de leur employeur·e·s et risquent, si elles fuient, d’être déclarées illégales. Lorsqu’elles viennent au Qatar elles n’ont besoin d’aucun visa car l’employeur.e se porte garant, on dit qu’elles sont « visa free [10]Pessoa, S. (2020, aout 20). Ethiopian Labor Migrants and the « Free Visa » System in Qatar, Human Organization, vol 73 (3):205–213, https://doi.org/10.17730/humo.73.3.l1r140q0l35051t3 ». Si cela peut paraître positif, «  le pouvoir et le contrôle extrême exercé dans le cadre du système de kafala ont été comparés à des conditions similaires à la traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail [11]Aoun  R, (2020). COVID-19 Impact on Female Migrant Domestic Workers in the Middle East. Inter-Agency Standing Committee, … Continue reading ».

Les pleins pouvoirs amènent des dynamiques de domination et d’exploitation extrêmes. Selon le rapport de Amnesty International, environ 86% de ces personnes travaillent plus de 14 heures, sans réelle pause, et 85% n’ont pas de jour de repos [12]Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar. Le droit du travail ne semble pas s’appliquer et en pleine Coupe du monde des pratiques ont été pointées du doigt, notamment les employeur·e·s d’hôtel qui demandent des faveurs sexuelles et qui, lorsqu’elles refusent, les chargent de travail [13]Donova, L. (2022, novembre). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Guardian, … Continue reading. De plus, le manque de protections juridiques expose les travailleuses domestiques à des violences de plus en plus banalisées et à une exploitation sexuelle.

Ce dilemme pourrait être évité si une législation protectrice était mise en place. Cependant, la question du droit du travail est complexe au Qatar. Depuis la loi No.15 sur les travailleu·r·se·s domestiques de 2017, des pas ont été faits comme par exemple, l’obligation d’un contrat de travail, un jour minimum de repos d’au moins 20 heures ou encore l’interdiction de travailler durant les heures de repos [14]Anonyme .(2020, 15 novembre). Are you a domestic worker in Qatar? Know your legal rights her, Qatarday,  https://www.qatarday.com/are-you-a-domestic-worker-in-qatar-know-your-legal-rights-here . De plus, l’Organisation internationale du travail (OIT) travaille depuis plusieurs années avec le Qatar afin d’améliorer les conditions de travail des travailleuses domestiques. Cela a amené à deux réformes en 2020 qui permettent aux travailleuses de pouvoir changer de travail sans l’autorisation de leur patron·ne, avec un mois de préavis et un salaire minimum de 230 euros [15]Amnesty International. (2020, 30 aout). Les nouvelles lois visant à protéger les travailleurs·euses migrants vont dans le bon sens, … Continue reading. Il s’agit du premier pays du Golfe à le faire [16]Amnesty International. (2020, aout 30). Les nouvelles lois visant à protéger les travailleurs·euses migrants vont dans le bon sens, … Continue reading.Cependant, malgré ces progrès, les récents témoignages des travailleuses au sein d’hôtel durant la Coupe du monde questionnent sur le silence de la communauté internationale.   

La nécessité d’une prise de conscience mondiale

Si la situation des travailleuses domestiques au Qatar est préoccupante, elle reste peu abordée voire absente des débats autour de la Coupe du monde. Pourtant, la plupart des rapports cités ont été publiés il y a plusieurs années, il  s’agit donc de faits et de pratiques connus [17]Donovan, L. (2022, 17 novembre). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Fuller Project, … Continue reading.

Par exemple, selon un rapport publié en juillet 2021 par Business and Human Rights resources centre, les hôtels de luxe [18]Business & Human Rights Resource Centre. (Juillet, 2021). Checked Out Migrant worker abuse in qatar’s World Cup luxury hotels, … Continue reading ont connaissance des violations des droits humains et du droit du travail, mais n’ont aucune transparence et ne semblent pas vouloir remédier à la situation des travailleur·e·s migrant·e·s. En effet, sur la centaine d’hôtels approuvés par la FIFA [19]Quatar 2022, Liste Hotels,  https://www.qatar2022.qa/book/en/hotels, tous les témoignages parus dans The guardian viennent de travailleuses employées au sein de ces hôtels [20]Donova, L. (2022, novembre 1). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Guardian, … Continue reading. Pourtant la FIFA et le Qatar affirment tout mettre en place pour une protection efficace des droits humains, permettant des voies de recours possibles comme des audits au sein d’entreprise [21]Donovan, L. (2022, 17 novembre). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Fuller Project, … Continue reading ou encore des plateformes de signalements [22]Qatar 2022, Platefrom, https://www.bkms-system.net/bkwebanon/report/clientInfo?cin=gTf9nd&c=-1&language=eng. Cependant, il semble évident au vu des conditions évoquées que les travailleuses n’osent pas ou peu témoigner en dévoilant leur identité. De plus, au vu du nombre important de travailleurs et travailleuses, il est impossible de tout surveiller et donc de protéger de manière efficiente tou·te·s les employé·e·s [23]Mills, A. (2022, octobre). Qatar to step up labour inspections during World Cup – Union, Reuters, … Continue reading.

Malgré ces travaux, la question des travailleuses domestiques est toujours relativement invisible dans l’espace politique. La communauté internationale a peu réagi à ces rapports et n’a pas condamné la FIFA qui, bien que s’étant exprimée sur la question des droits humains, continue d’être partenaire avec des hôtels qui ne les respecteront pas [24]Equidem (2022). “We work like robots” : Discrimination and Exploitation of Migrant Workers in FIFA World Cup Qatar 2022 Hotel, … Continue reading Ce peu d’intérêt pour les travailleuses questionne au vu des nombreux articles et déclarations parus sur la question des travailleu·r·se·s migrant·e·s ayant participé à la construction des infrastructures et des hôtels. Les pays peuvent agir en demandant, par exemple, que leurs équipes soient logées dans des hôtels respectueux des droits humains et du travail, et en incitant les supporters à faire de même.

À une plus grande échelle, la question des travailleuses migrantes dans le monde doit être réfléchie collectivement. A échelle régionale, le travail de l’OIT pourrait être à l’avenir étendu à tous les pays du Golfe pour une meilleure protection des travailleuses migrantes. Cela requiert du travail mais la vie et l’intégrité de milliers de femmes en dépendent.

 

Pour citer cette production: Clara Delhaye, “Les travailleuses migrantes au Qatar face à l’invisibilisation d’un système exploitant et violent“, 12/12/2022, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=10113

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.

References

References
1 Human Right watch (2018). Qatar, Events of 2018, https://www.hrw.org/world-report/2019/country-chapters/qatar 
2 Conseil des droits de l’Homme (27 avril 2020), Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/117/80/PDF/G1811780.pdf?OpenElement
3 Amnesty International (2021), « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/MDE2231752020ENGLISH.pdf
4 Montigny, A. (2018). Désordre dans la famille : le divorce au Qatar, Chroniques Yéménites, vol 10, DOI: 10.4000/cy.3757´
5 Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, pp 47-48.
6 ONU (1953), Convention relative à l’esclavage, https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/slavery-convention
7 Robinson K (2022, 18 novembre), What Is the Kafala System ?, Council on Foreign Relations, https://www.cfr.org/backgrounder/what-kafala-system
8, 9 Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar, https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/MDE2231752020ENGLISH.pdf
10 Pessoa, S. (2020, aout 20). Ethiopian Labor Migrants and the « Free Visa » System in Qatar, Human Organization, vol 73 (3):205–213, https://doi.org/10.17730/humo.73.3.l1r140q0l35051t3
11 Aoun  R, (2020). COVID-19 Impact on Female Migrant Domestic Workers in the Middle East. Inter-Agency Standing Committee, Geneva,https://www.alnap.org/system/files/content/resource/files/main/covid-19-and-impact-on-vulnerable-female-migrant-domestic-workers_english.pdf,  (TRAD extreme power and control exercised by the employer under the Kafala system has been likened to conditions similar to human trafficking for labor exploitation)
12 Amnesty International (2021). « Why do you want to rest ? » : ongoing abuse of domestic workers in Qatar
13 Donova, L. (2022, novembre). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Guardian, https://www.theguardian.com/global-development/2022/nov/17/female-migrant-workers-speak-out-about-harassment-in-qatar-world-cup-hotels
14 Anonyme .(2020, 15 novembre). Are you a domestic worker in Qatar? Know your legal rights her, Qatarday,  https://www.qatarday.com/are-you-a-domestic-worker-in-qatar-know-your-legal-rights-here
15 Amnesty International. (2020, 30 aout). Les nouvelles lois visant à protéger les travailleurs·euses migrants vont dans le bon sens, https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2020/08/qatar-annoucement-kafala-reforms/
16 Amnesty International. (2020, aout 30). Les nouvelles lois visant à protéger les travailleurs·euses migrants vont dans le bon sens, https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2020/08/qatar-annoucement-kafala-reforms/
17, 21 Donovan, L. (2022, 17 novembre). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Fuller Project, https://fullerproject.org/story/female-migrant-workers-qatar-fifa-world-cup/
18 Business & Human Rights Resource Centre. (Juillet, 2021). Checked Out Migrant worker abuse in qatar’s World Cup luxury hotels, https://media.business-humanrights.org/media/documents/2021_Qatar_Hotels_v547.pdf
19 Quatar 2022, Liste Hotels,  https://www.qatar2022.qa/book/en/hotels
20 Donova, L. (2022, novembre 1). Female migrant workers speak out about harassment in Qatar’s World Cup hotels, The Guardian, https://www.theguardian.com/global-development/2022/nov/17/female-migrant-workers-speak-out-about-harassment-in-qatar-world-cup-hotels
22 Qatar 2022, Platefrom, https://www.bkms-system.net/bkwebanon/report/clientInfo?cin=gTf9nd&c=-1&language=eng
23 Mills, A. (2022, octobre). Qatar to step up labour inspections during World Cup – Union, Reuters, https://www.reuters.com/lifestyle/sports/qatar-step-up-labour-inspections-during-world-cup-union-2022-10-05/
24 Equidem (2022). “We work like robots” : Discrimination and Exploitation of Migrant Workers in FIFA World Cup Qatar 2022 Hotel, https://www.equidem.org/assets/downloads/5487_Main_Campaign_Report_We_work_like_robots_ART_WEB.pdf