Japon : les femmes face au harcèlement sexuel dans l’espace public

25/02/2023

Emma Roquel

Alors que la période des examens et concours pour les lycéennes japonaises a commencé, les autorités japonaises sont sur le qui-vive concernant les agressions sexuelles dans les transports publics. Durant cette période, les cas de harcèlements et/ou agressions sexuelles augmentent de manière exponentielle. En effet, les « chikan ^[1]Terme japonais pour désigner les agresseurs sexuels ou le harcèlement sexuel ainsi que les attouchements sexuels. » sont davantage présents lors de cette période pendant laquelle un afflux de lycéennes prennent les transports en commun ^[2]MARIKKAR, F.A. (2009). Sexual Harassment: A Social Issue in Japan., très souvent bondés, et en profitent pour agresser sexuellement leurs victimes, les toucher, les filmer sous leurs jupes, etc ^[3]RFI. (Janvier 2023). Japon: à l’arrivée des examens, retour des agresseurs sexuels dans le métro. … Continue reading. Loin d’être un cas isolé, le harcèlement sexuel dans l’espace public japonais est un véritable enjeu. En quoi le traitement des cas de harcèlements sexuels sont-ils révélateurs de la loi du silence intrinsèque à la société japonaise ?

Les « chikan » : un véritable fléau au sein de la société japonaise

Au Japon, les « chikan » sont devenus un phénomène massif et exponentiel depuis quelques années. En 2017, la police de Tokyo a enregistré près de 1 750 cas de harcèlements sexuels dans les trains ^[4]MarsActu. (Janvier 2020). Au Japon, l’espace public miné par le harcèlement sexuel. https://marsactu.fr/agora/au-japon-lespace-public-mine-par-le-harcelement-sexuel/. D’après l’Agence nationale de la Police japonaise, entre 1 300 et 1 400 cas d’agressions sexuelles sont rapportés chaque année depuis 2018 ^[5]Nippon. (Janvier 2023). De nombreux hommes victimes d’abus sexuels au Japon hésitent encore à porter plainte. https://www.nippon.com/fr/news/yjj2022122800066/. Cependant, ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg puisque la majorité des victimes ne portent pas plainte contre leurs agresseurs. Dans le cas des lycéennes japonaises, de nombreux témoignages attestent qu’elles n’ont pas le temps de porter plainte contre leur agresseur : « Je me rendrai en train à mon concours. Si un « chikan » m’agresse dans la rame, je ne pourrais pas le dénoncer à la police, cela me ferait arriver en retard au centre d’examen.   ^[6]RFI. (Janvier 2023). Japon: à l’arrivée des examens, retour des agresseurs sexuels dans le métro. … Continue reading », ce à quoi s’ajoute la responsabilisation des victimes face au harcèlement sexuel et la loi du silence qui en découle. Cette pression sociale explique le faible pourcentage de femmes, victimes de harcèlement sexuel et/ou d’agressions sexuelles, qui porte plainte. En 2020, seulement 18% des victimes d’agressions sexuelles auraient déposé plainte ^[7]Mr Japanization. (Novembre 2020). Omerta sur les crimes sexuels : une Japonaise raconte son viol impuni. https://japanization.org/omerta-sur-les-crimes-sexuels-une-japonaise-raconte-son-viol-impuni/ et 50% des plaintes pour viol sont classées sans suite judiciaire ^[8]Mr Japanization. (Novembre 2020). Omerta sur les crimes sexuels : une Japonaise raconte son viol impuni. https://japanization.org/omerta-sur-les-crimes-sexuels-une-japonaise-raconte-son-viol-impuni/.

De fait, face à l’impunité du harcèlement sexuel dans les transports publics japonais, des réseaux de « chikans » se sont peu à peu organisés sur le dark web, s’échangeant notamment des informations sur les itinéraires les plus fréquentés par les lycéennes. D’après les récentes enquêtes réalisées par des associations de victimes telles que Asia-Japan Women’s Resource Center (AJWRC) ^[9]Human Rights Careers. 10 NGOs in Japan Advocating for Human Rights. https://www.humanrightscareers.com/issues/ngos-in-japan-advocating-for-human-rights/ et Rape Crisis Center ^[10]KITANAKA, C. (April 2020). Curbs to stem Covid-19 in Japan may fuel domestic violence and abuse. The Japan Times. … Continue reading, en 2021, deux tiers des Japonaises de 20 à 40 ans avouait avoir déjà été agressées sexuellement dans les transports publics ^[11]ROUX, G. (Décembre 2017). C’est comment ailleurs ? Les wagons réservés aux femmes au Japon. France Info. … Continue reading. Concernant les jeunes femmes âgées d’une vingtaine d’années, trois quarts des Japonaises sont concernées ^[12]RFI. (Janvier 2023). Japon: à l’arrivée des examens, retour des agresseurs sexuels dans le métro. … Continue reading.

Des initiatives gouvernementales pour contrer cet harcèlement sexuel : un bilan mitigé

Depuis le début des années 2000, et particulièrement depuis la popularisation du mouvement MeToo en 2017, les autorités japonaises tentent de réduire les cas de harcèlements sexuels dans l’espace public, et notamment dans les transports en commun. Par conséquent, sur cette période, toute une série de mesures gouvernementales ont été établies pour contrer le phénomène des « chikan ». Par exemple, le Japon a durci les peines encourues par les agresseurs : ils risquent dorénavant jusqu’à six mois de prison et une amende pouvant s’élever à 500 000 yens (soit environ 4 550 €) ^[13]RENAULT, A. (Mai 2019). Au Japon, une application pour dénoncer les frotteurs du métro cartonne. Slate. https://www.slate.fr/story/177591/japon-application-frotteurs-metro-harcelement-sexuel-alerte;  s’il y a menaces et/ou violences, les « chikan » encourent dix ans d’emprisonnement ^[14]RENAULT, A. (Mai 2019). Au Japon, une application pour dénoncer les frotteurs du métro cartonne. Slate. https://www.slate.fr/story/177591/japon-application-frotteurs-metro-harcelement-sexuel-alerte.

Dès 2005 ^[15]RENAULT, A. (Mai 2019). Au Japon, une application pour dénoncer les frotteurs du métro cartonne. Slate. https://www.slate.fr/story/177591/japon-application-frotteurs-metro-harcelement-sexuel-alerte, le phénomène des « chikan » était tel que le gouvernement a mis en service, avec l’aide des compagnies ferroviaires, des wagons exclusivement réservés aux femmes sur près de quatre-vingts lignes de métro à travers le Japon. Cette mesure est encore aujourd’hui en vigueur, et s’est, à travers les années, renforcée notamment en réservant ces wagons toute la journée, et non seulement aux heures de pointe ^[16]Japan Experience. (Novembre 2017). Les wagons réservés aux femmes dans les trains. https://www.japan-experience.com/fr/preparer-voyage/savoir/voyager-au-japon/wagons-femmes-metro-japon. L’opinion des Japonaises vis-à-vis de cette mesure est largement favorable ^[17] ROUX, G. (Décembre 2017). C’est comment ailleurs ? Les wagons réservés aux femmes au Japon. France Info. … Continue reading. Cependant, dans les statistiques tant gouvernementales que associatives, aucune réduction manifeste des cas de harcèlement et/ou d’agressions sexuelles n’a été observée. De plus, depuis 2018, des caméras de surveillance ont été installées sur la ligne Yamanote, qui est la plus empruntée de Tokyo ^[18]Openminded. (Février 2018). Les agressions sexuelles dans les transports au Japon, un fléau encore trop silencieux. … Continue reading, afin de tenter de remédier à l’impunité des agresseurs quand il s’agit de harcèlement sexuel. En 2019, le gouvernement a également lancé une application, appelée Digi Police ^[19]RENAULT, A. (Mai 2019). Au Japon, une application pour dénoncer les frotteurs du métro cartonne. Slate. https://www.slate.fr/story/177591/japon-application-frotteurs-metro-harcelement-sexuel-alerte, qui a pour but de lutter contre les agressions sexuelles dans les transports publics. Elle permet aux victimes de signaler les agresseurs aux autorités japonaises  en les contactant directement. Elle a été téléchargée plus de 200 000 fois depuis son lancement. De nombreuses campagnes gouvernementales ont aussi été lancées pour inciter les victimes à porter plainte ^[20]Openminded. (Février 2018). Les agressions sexuelles dans les transports au Japon, un fléau encore trop silencieux. … Continue reading en les déresponsabilisant notamment par le biais de panneaux, accrochés dans les stations de métro japonaises, affirmant que les « chikan » dans les transports publics sont un crime. Ce message a pour but d’encourager les victimes à porter plainte, à parler et à briser la loi du silence construite autour des pressions sociales de la société japonaise.

Cependant, malgré les efforts et les mesures mis en œuvre par le gouvernement japonais, les cas de harcèlements sexuels et d’agressions sexuelles restent encore largement impunis, notamment en raison de la difficile identification des agresseurs dans les transports bondés. D’après un sondage mené en 2022 par le Ministère de la santé, du travail et de la protection sociale du Japon, 47,3% des Japonaises ont déclaré avoir été victime de harcèlement sexuel ^[21]The Japan Times. (June 2022). 47.3% of those who experience sexual violence in Japan stay quiet, survey finds. https://www.japantimes.co.jp/news/2022/06/17/national/sexual-violence-cabinet-survey/ : 36% d’entre elles se sont senties « trop honteuses » pour en parler à quiconque et 32,2% pensaient que ce n’était pas « assez sérieux » pour en parler, et par conséquent c’était inconcevable de porter plainte ^[22]OGAWA, H, GODSOE, H, TAKEDA, M. (2020). Advice from Japan’s Law Against Power Harassment. Kojima Law Offices. https://www.kojimalaw.jp/en/articles/0003. Ces chiffres sont extrêmement révélateurs de la situation critique qui se joue actuellement au Japon. De plus, on peut souligner que les mesures gouvernementales établies sont surtout à but préventif à la fois pour décourager les « chikan » et protéger les femmes contre le harcèlement et les agressions sexuelles qu’elles peuvent subir dans l’espace public, ce qui dans certains cas, revient à les en écarter. De fait, les autorités japonaises n’envisagent pas la racine du harcèlement sexuel, qui est d’ordre sociétal et moral.

Par exemple, dans le cas des wagons réservés aux femmes, cette initiative a été prise dès le XXème siècle au Japon, afin de « protéger l’innocence et la pureté des étudiantes ^[23]TILLOUS, M. (2017). Des voitures de métro pour les femmes. De Tokyo à São Paulo, enjeux et controverses d’un espace réservé. Les Annales de la Recherche Urbaine, PUCA. »  sur les lignes de Kobe et Tokyo. On l’appelait à l’époque, le « Train Fleur », révélateur de la société extrêmement patriarcale. En effet, ces wagons réservés uniquement aux femmes, n’étaient alors en aucun cas instaurés pour protéger les femmes contre le harcèlement sexuel mais plutôt pour les éloigner du regard masculin, ce qui renforçait les disparités entre les femmes et les hommes et contribuait à véhiculer des stéréotypes et idées préconçues sur la « vulnaribilité » des femmes. Dans le cadre de leur réinstauration, les autorités japonaises considèrent que c’est le seul moyen pour les femmes d’être en sécurité, et induisent l’idée que le harcèlement sexuel dans l’espace public est un fléau dont les femmes ne peuvent se libérer.

Un militantisme nécessaire pour déconstruire la loi du silence face aux cas de harcèlement sexuel

Malgré les initiatives gouvernementales, la majorité des cas de harcèlements sexuels reste impunie pour faute de dé-responsabilisation des victimes. Le phénomène des « chikan » est doublement renforcé à la fois par la loi du silence et la responsabilisation des victimes qui régissent la société japonaise ^[24]GAVAN, P.G. (October 2022). Legal Responses to Sexual Violence in Japan: First Steps in a Lengthy Process of Rehabilitation. Gender Violence, the Law and Society. … Continue reading. Les victimes qui ont tenté de briser cette loi du silence se sont souvent heurtées à une forte résistance auprès de leurs familles à les croire : « Une fois, j’en ai parlé à mon père et il m’a dit que c’était de ma faute ^[25]RFI. (Janvier 2023). Japon: à l’arrivée des examens, retour des agresseurs sexuels dans le métro. … Continue reading ». N’étant aucunement unique, ce type de témoignage encourage les victimes à intérioriser les agressions sexuelles qu’elles subissent, et démontre en quoi le harcèlement sexuel est encore un sujet extrêmement tabou au Japon où le poids du paraître joue un rôle crucial au sein de la société.

Par conséquent, de nombreuses initiatives ont été mises en place par la société civile japonaise afin d’endiguer le phénomène des « chikan » et de lever leur impunité. Par exemple, le mouvement Flower Demo ^[26]KAWANO, K. (November 2020). Flower Demo, the protests battling Japan’s sexual violence against women. Zenbird. … Continue reading, lancé en 2019 visant à lutter contre les violences sexuelles faites aux femmes à travers le Japon, organise de nombreux événements publics auxquels les Japonaises victimes de harcèlement sexuel et/ou d’agressions sexuelles témoignent publiquement ^[27]Mr Japanization. (Novembre 2020). Omerta sur les crimes sexuels : une Japonaise raconte son viol impuni. https://japanization.org/omerta-sur-les-crimes-sexuels-une-japonaise-raconte-son-viol-impuni/ afin de lever le voile sur le harcèlement sexuel dans l’espace public japonais et donc d’accroître la visibilité sur le phénomène des « chikan » et de ces répercussions sur les femmes. Plusieurs grandes campagnes ont été menées depuis 2018, dans les transports publics notamment, où le slogan « stop chikan ! » était affiché ^[28] KAWANO, K. (November 2020). Flower Demo, the protests battling Japan’s sexual violence against women. Zenbird. … Continue reading.

Il apparaît nécessaire également de mettre en œuvre des politiques de sensibilisation et d’éducation sexuelle pour dénoncer le harcèlement sexuel et en finir avec la loi du silence qui est le maître mot de la société japonaise. Depuis MeToo, des associations comme Women’s Action Network (WAN) dirigée par la féministe Chizuko Ueno  ^[29]Women’s Action Network. Official website. https://wan.or.jp/wwan#gsc.tab=0 organisent des événements et des campagnes de sensibilisation dans les stations de métro notamment. Néanmoins, le classement du Global Gender Gap Report de 2022 ^[30]World Economic Forum. (2022). Global Gender Gap Report. https://www.weforum.org/reports/global-gender-gap-report-2022/ attribuant le 116ème rang au Japon en matière de parité femmes-hommes reflète la société patriarcale qui subsiste encore dans le pays.

Des efforts gouvernementaux à poursuivre pour briser la loi du silence régnante au sein de la société japonaise

Aux vues des statistiques gouvernementales concernant le nombre de cas de harcèlements et/ou d’agressions sexuelles comparés au nombre de plaintes des victimes, il convient d’observer que les autorités japonaises ont encore beaucoup d’efforts à produire pour combattre le harcèlement sexuel dans l’espace public. Des mesures supplémentaires pourraient être mises en place, notamment face au système judiciaire japonais, en simplifiant la procédure pour porter plainte, ce qui pourrait encourager les victimes à franchir le pas. Les pressions sociales que les victimes subissent sont encore omniprésentes au sein de la société japonaise. Elles doivent d’être déconstruites car elles constituent un véritable frein à la déresponsabilisation des victimes de harcèlement sexuel.

Pour citer cette production : Emma Roquel, « Japon : les femmes face au harcèlement sexuel dans l’espace public », 25/02/2023, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=11496.

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice.