L’esclavagisme sexuel des femmes et filles de la communauté yézidie développé par l’Organisation État Islamique (OEI)

« Homme es-tu capable d’être juste ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? ^[1]Olympe de Gouges. (1791). Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. http://george2etexte.free.fr/extrait.php?id=19 » – Olympe de Gouges.

Le 30 novembre 2021, le tribunal régional supérieur de Francfort, en Allemagne, a criminalisé pour la première fois le génocide commis contre la communauté yézidie par l’Organisation État Islamique (OEI)^[2]Allemagne/Irak. Premier jugement au monde concernant le crime de génocide commis contre les Yézidis. (30 novembre 2021). Amnesty … Continue reading. Ce procès intervient sept ans après les premiers massacres, et marque une avancée historique dans la reconnaissance du crime de génocide au niveau international. La minorité yézidie, dont les berceaux religieux et politique sont établis dans la région du Kurdistan^[3](2018).Les Yézidis, entre reconnaissance de l’identité et émigration. Entretien avec Shivan Darwesh. Confluences Méditerranée, 105(2), pp. 132. Les Yézidis, entre reconnaissance de … Continue reading, au nord de l’Irak, est effectivement une des cibles du groupe terroriste. C’est précisément la chute de Mossoul, du 6 au 10 juin 2014, qui a permis à l’OEI, aussi appelé Daech, d’attaquer la plus importante ville yézidie le 3 août 2014 : Sinjar. Dans la guerre contre ceux que l’organisation terroriste considère comme des « infidèles » et des « apostats^[4]Ahram, A. (2015). Sexual Violence and the Making of ISIS. Survival, 57(3), pp. 59. https://doi.org/10.1080/00396338.2015.1047251) », les crimes de guerre se sont succédés contre les Yézidi·e·s – assassinats, kidnappings et enterrements vivants.

Par ailleurs, le génocide a mis en lumière l’utilisation de la violence sexuelle en tant qu’outil stratégique de guerre visant à subordonner l’ennemi. Parmi les victimes du conflit, l’OHCHR estime que 3 537 femmes et filles ont été enlevées à des fins d’exploitation sexuelle^[5]OHCHR.(2016). A Call for Accountability and Protection: Yezidi Survivors ofAtrocities Committed by ISIL. pp. 7.(2016). A Call for Accountability and Protection: Yezidi Survivors of Atrocities … Continue reading. Ce qui soulève la question suivante : quels éléments ont facilité la stratégie esclavagiste établie par l’État Islamique sur les femmes et filles yézidies ?

La violence basée sur le genre : élément clé de la politique de l’État Islamique

Le génocide commis à l’encontre de la minorité yézidie démontre encore une fois que la violence sexuelle sur les femmes et les filles est omniprésente dans les conflits et crises humanitaires. Elle n’est en aucun cas un fait isolé, mais plutôt une pratique délibérée et systématique^[6]Kaya,Z. (2021). Les yézidi·es d’Irak et Daech : violence sexuelle en période de guerre. Dans : Aurélie Leroy éd., Violences de genre et résistances (pp. 98).Éditions Syllepse. guerre. Dans : … Continue reading, associée à d’autres formes de violences. Très ancrée dans les dynamiques patriarcales^[7]Les violences sexuelles. ONU Femmes France. https://www.onufemmes.fr/violences-sexuelles, la violence sexuelle perpétue les rôles genrés attribués aux femmes et aux hommes. Elle est également la conséquence des pratiques sociétales qui tendent à discriminer un sexe, tout en l’humiliant et l’affaiblissant – comme le viol ou le mariage précoce.

L’asservissement des femmes et des filles est une méthode de guerre que l’OEI a institutionnalisé afin d’éradiquer des communautés « païennes » telles que les yézidi·e·s^[8]Nicolaus,P., & Yuce, S. (2017).P., & Yuce, S. (2017). Sex-Slavery: One Aspect of the Yezidi Genocide. Iran & the Caucasus, 21(2), pp. 198.. L’idéologie progressiste du groupe consiste à utiliser le corps des femmes comme point de d’ancrage, afin de renforcer la tactique terroriste. La violence basée sur le genre est effectivement un élément clé de la politique de Daech dans le sens où elle lui permet d’assoir son pouvoir, de construire son identité de groupe et de fortifier son idéologie.

Dans un premier temps, les femmes servent à « récompenser » les combattants méritants. Considérées comme des butins de guerre, les femmes esclaves sont un réel moyen de mobiliser les troupes et de recruter davantage de soldats^[9]Un jihad sexuel genré. (22 mars 2019). MondOPoli. http://www.mondopoli.it/2019/03/22/la-jihad-sessuale-di-genere/. En effet, le caractère usuel de la violence sexuelle permet d’attirer des jeunes musulmans originaires de pays très conservateurs, dans lesquels la sexualité préconjugale est tabou, voire interdite^[10]Ibid.. C’est pourquoi avec le temps, l’OEI a développé une véritable théologie qui légitimise le viol et entretien le stéréotype selon lequel il permet de « se rapprocher de Dieu^[11]Le viol, arme de guerre du groupe Etat Islamique. (17 août 2015). France Inter.Islamique. (17 août 2015). France Inter. … Continue reading », pour reprendre les mots d’anciennes captives yézidies. En octobre 2015, l’ancien chef autoproclamé du groupe terroriste, Abou Bakr Al-Baghdadi, a par ailleurs reconnu ce « droit » dans un décret indiquant aux militants que « les viols répétés sur les femmes sont le meilleur moyen de les rendre musulmanes^[12]ISIS tells fighters to gang rape women saying sex with multiple jihadis makes them muslim. (9 octobre 2015). Express UK. sex with multiple jihadis makes them muslim. (9 octobre 2015). Express UK. … Continue reading », d’après l’Express UK. En tenant de tels propos, l’OEI légitime de fait la violence sexuelle et l’inscrit dans ses principes fondamentaux.

Dans un second temps, l’instrumentalisation du corps des femmes permet à Daech de mener à bien sa stratégie visant à faire disparaitre la population yézidie. En séparant les hommes et les femmes, l’organisation empêche toute relation sexuelle au sein de la minorité, et donc la naissance d’une nouvelle génération. En effet, l’OEI considère que la lignée est transmise par le père et précise dans Dabiq, le magazine publié sur internet par le groupe terroriste, que « l’enfant du maitre a le statut du maître^[13]Global Justice Center. (2016). Daesh’s Gender-Based Crimes against Yazidi Women and Girls Include Genocide . pp.3 . https://globaljusticecenter.net/files/CounterTerrorismTalkingPoints.4.7.2016.pdf ». De ce fait, lorsqu’une femme yézidie est enceinte au moment de sa capture, elle est forcée d’avorter – par médicament ou par injection^[14]Ibid., pp. 4.. En parallèle, Daech s’approprie également les capacités de reproduction des femmes à travers la fécondation forcée et assure ses propres générations futures, ainsi que la pérennisation de l’organisation^[15]Ibidem.,pp. 1..

D’après les recherches de Serkan Yuce, avocat spécialisé en droits humains, et de Peter Nicolaus, expert du droit international des réfugiés, l’État Islamique a toujours prôné la réduction en esclavage des infidèles comme étant son droit légitime dans le djihad qu’il mène contre les non-croyant·e·s^[16]Kaya, Z. op. cit. pp. 202.. Il est une façon de créer une hiérarchie sexo-spécifique et ethno-sectaire, puisque l’OEI place les « véritables croyant·e·s » – les musulmans – au sommet de la hiérarchie sociétale, alors que les « non-croyant·e·s » – les yézidi·e·s – sont au plus bas de l’échelle^[17]Ibid., pp. 101.. Une position qui justifie l’assujettissement des femmes et filles yézidies à la traite d’êtres humain·e·s. À titre d’exemple, un groupe de 400 femmes a été transféré à Raqqa, en Syrie, et enfermé pendant plus de quatre mois sans accès à la lumière naturelle, d’après l’OHCHR, et des faits d’abus sexuels ont été constaté^[18]OHCHR.op. cit. pp. 17.. Alors qu’elles ont d’abord été forcées de se convertir à l’Islam, ces femmes ont ensuite subi des traitements inhumains : violées devant leurs propres enfants, torturées physiquement et mentalement, battues jusqu’à perdre connaissance, etc. En parallèle, un vaste réseau d’infrastructures commerciales est né dans le but d’y exposer, dans de grands entrepôts, les femmes et les filles proposées à la vente aux enchères. Certaines d’entre elles n’ont que neuf ans, mais sont, au même titre que les autres, « évaluées » tels des biens meubles, selon la taille de leurs seins, ou encore testées pour leur virginité. Bien qu’il soit difficile d’estimer le nombre exact de femmes et de filles yézidies ayant été victime de ce trafic forcé, la BBC affirme qu’elles sont plusieurs centaines à avoir été vendues entre 13 et 6 680 dollars^[19]Iraq’s Sinjar Yazidis: Bringing IS slavers to justice. (03 août 2016). BBC.Sinjar Yazidis: Bringing IS slavers to justice. (03 août 2016). BBC. https://www.bbc.com/news/world-middle-east-36960657.

Au traumatisme de la vente s’ajoute les viols quotidiens, parfois perpétrés par des auteurs différents. La pratique du viol est un moyen de marquer un statut de subordination sur les victimes et, de ce fait, maintenir l’ordre patriarcal. Une brochure publiée par l’OEI, intitulée « Questions et réponses sur la prise de captifs et d’esclaves », autorise ses combattants à avoir des rapports sexuels « avec la femme esclave qui n’a pas atteint la puberté si elle est apte à [en] avoir^[20]ISIS 2014a : réponse à la question 13. Cité dans Nicolaus, P., & Yuce, S.
(2017). Sex-Slavery: One Aspect of the Yezidi Genocide. Iran & the
Caucasus, 21(2), pp. 206. ». Ainsi, des jeunes filles qui n’ont pas atteint la majorité sexuelle, au vu de leur très jeune âge, subissent également le sort d’être abusées en tant qu’esclaves sexuelles. En 2015, elles étaient plus de 3 000 à être détenues en esclavage, bien que ce nombre soit probablement beaucoup plus élevé selon Human Rights Watch^[21]Iraq:ISIS escapees describe systematic rape. (14 avril 2015). Human Rights Watch. ISIS escapees describe systematic rape. (14 avril 2015). Human Rights Watch. … Continue reading, en raison de la poursuite des combats en Irak à ce moment-là. Dans certains cas, elles sont également contraintes de subir une reconstruction de l’hymen afin d’être revendues. La sacralisation de l’hymen est non seulement une façon de déposséder les femmes de leurs corps, mais plus particulièrement de leur donner une valeur marchande supérieure. Des actes qui ne sont pas sans conséquences sur la santé mentale et physique des victimes qui peuvent souffrir de stress post-traumatique, de dépression, de maladies cardiovasculaires dû aux réactions négatives ou encore d’infections sexuellement transmissibles^[22]Violence à l’encontre des enfants. (29 novembre 2022). Organisation Mondiale de la Santé. https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/violence-against-children. Toujours d’après l’ONG Human Rights Watch, sur 105 femmes et jeunes filles examinées par un médecin, 70 d’entre elles auraient été violées pendant leur captivité, et plusieurs ont tenté de se suicider^[23]Global Justice Center. op.cit., pp. 2..

Ainsi, il est évident que l’État Islamique incarne une forme extrême de pratiques patriarcales qui tend à consolider son hégémonie^[24]Kaya, Z. op. cit. pp. 103.. Les caractéristiques hyper-masculines qui lui sont propres, et la volonté de violer le caractère « sacré » des femmes, sont une façon de déresponsabiliser et émasculer l’ennemi, qui n’est autre que la communauté yézidie^[25]Kaya,Z. op. cit. pp. 103. Pour autant, la violence sexuelle instaurée par Daech semble imiter des pratiques endémiques en Irak, et n’être que le reflet d’un environnement violent et discriminant envers les femmes et les minorités religieuses à l’instar des yézidi·e·s.

Une société irakienne structurellement discriminante envers les femmes et les minorités

Les éléments constitutifs de la domination masculine de l’OEI reproduisent, in fine, les normes de genre et les hiérarchies sexo-spécifiques préexistantes en Irak. Tel que le souligne Zeynep Kaya, professeure et chercheuse à l’Université de Londres, les violences sexuelles ne « peuvent être interprétées uniquement comme une conséquence du conflit »^[26]Kaya, Z. op. cit. pp. 95.. Au contraire, elles sont le fruit de facteurs structurellement discriminants envers les femmes et les minorités religieuses. Entre autres, l’absence de mécanismes gouvernementaux visant à protéger la communauté yézidie, crée une vulnérabilité liée à l’appartenance à une communauté non-musulmane dans le pays^[27]Organisation des Nations et des Peuples non représentés. (2013). Iraq: The Situation of Ethnic and Religious Minorities. des Nations et des Peuples non représentés. (2013). Iraq: The Situation … Continue reading. Cela légitime alors les attaques de groupes terroristes semblables à Daech, qui ont débouchées sur le génocide de 2014.

L’institutionnalisation de la violence en Irak trouve son origine dans les valeurs tribales et religieuses instaurées par Saddam Hussein sous sa présidence, de 1979 à 2003. Prônant lui aussi une domination hyper-masculine, il a largement utilisé la violence sexuelle en tant qu’instrument de répression étatique, afin de maintenir les hiérarchies ethno-sectaires^[28]Ahram, A. op. cit. pp. 59.. De plus, la place qu’il accordait aux femmes dans la société irakienne se limitait uniquement à leur fonction procréative^[29]Ali,Z. (2018). La fragmentation du genre dans l’Irak post-invasion. Nouvelles Questions Féministes, 37, pp. 94. https://doi.org/10.3917/nqf.371.0086. Dans les années 1980, les moyens de contraception ont été interdits et l’avortement criminalisé afin de renforcer l’image maternelle, tandis que les hommes étaient présentés comme des soldats protecteurs des femmes. Son renversement, en 2003, n’a pas pour autant abrogé la répression envers les femmes et les minorités religieuses. Au contraire, les crises sociales et politiques ont été exacerbées, et le pays, en proie à la violence genrée et ethno-sectaire, s’est fragmenté. Par la suite, plusieurs résolutions visant à rétrograder les conditions féminines ont été adoptées, à l’image des révisions apportées à la constitution de 2005, qui ont annulé les dispositions antérieures qui accordaient aux femmes une protection en matière de statut personnel, découlant ainsi sur la réintroduction d’un droit sectaire familial et religieux^[30]Ahram, A. op. cit. pp. 62-63.

En 2014, c’est alors au sein d’une société particulièrement oppressante envers les femmes et les minorités religieuses que l’OEI s’est instauré. C’est pourquoi, suite au génocide contre la communauté yézidie, aucun dispositif d’accompagnement n’a été proposé aux victimes d’esclavagisme sexuel. Au contraire, les lois en place, à la manière de celle pénalisant l’avortement, ont contribué à leur exclusion. Les femmes tombées enceintes de leurs bourreaux ne peuvent réintégrer leur communauté si l’enfant n’est pas issu·e de deux parents yézidi·e·s – à moins de recourir à un avortement illégal et donc dangereux.

Bien que l’Irak ait officiellement reconnu le génocide contre la communauté yézidie, ce dernier n’a jamais été porté devant un tribunal irakien. Pourtant, le pays fait partie à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide depuis 1959. Ce manque de recours législatifs et judiciaires amène à se demander si les préjugés religieux et politiques ne prennent pas l’ascendant sur la criminalisation des auteurs du génocide, dans un pays où le yézidisme est loin d’être majoritaire. Au niveau international, l’Organisation des Nations-Unies et de nombreux États ont également reconnu le crime de génocide contre la communauté yézidie^[31]Iraq: les attaques commises contre les Yézidis constituent un génocide, soulignent
des enquêteurs de l’ONU. (10 mai 2021). Nations-Unies. https://news.un.org/fr/story/2021/05/1095722. En revanche, la Cour Pénale Internationale n’a pas été saisie à ce jour^[32]OHCHR.op. cit. pp. 19, et l’Organisation État Islamique reste impunie malgré la détresse d’une minorité qui ne réclame que réparation.

L’esclavagisme sexuel reflète les discriminations préexistantes

L’esclavagisme sexuel développé par l’OEI doit être interprété dans un contexte d’inégalités structurelles et systémiques. Assurément, le groupe terroriste institutionnalise la violence sexuelle afin de renforcer toujours plus son pouvoir et d’élargir davantage ses rangs. Cette pratique est par ailleurs considérée comme spirituellement bénéfique par les combattants de Daech^[33]Global Justice Center. op. cit., pp. 2., puisqu’elle leur permet de « purifier » les femmes de la communauté yézidie. La violence sexuelle et sexiste est également la continuité des discriminations déjà en cours à l’égard des femmes en Irak, où, par exemple, des jeunes filles sont mariées de force bien avant d’atteindre la majorité. Le pays doit alors s’attaquer directement aux causes qui ont contribué à la légitimation de la stratégie esclavagiste de Daech et du crime de génocide contre la communauté yézidie. Cela passe par la mise en place de politiques visant à protéger les minorités religieuses et garantissant les droits et libertés des femmes partout sur le territoire.

Les propos contenus dans cet écrit n’engagent que l’autrice

Pour citer cette production:  Emeline Doucet, « L’esclavagisme sexuel des femmes et filles de la communauté yézidie développé par l’Organisation Etat Islamique (OEI) », Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=12320

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