La réforme de la Moudawana au Maroc : le long combat féministe

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Mihiri Wijetunge

09/11/2023

 

Presque vingt ans après la révision de la Moudawana initiée par le roi Mohamed VI, celui-ci prépare une nouvelle cession réformatrice du Code de la famille avec le gouvernement[1]Collas, A. (2023, 23 octobre). Au Maroc, la réforme annoncée du Code de la famille suscite l’espoir des défenseurs des droits des femmes. Le … Continue reading. La Moudawana, appelée ainsi en référence au Code de la famille marocain, constitue un corpus juridique qui érige les fondements normatifs régissant les dynamiques familiales, les unions matrimoniales, les dissolutions conjugales, la tutelle, l’adoption, ainsi que d’autres aspects afférents à la sphère familiale au sein du Royaume du Maroc. Elle a été conçue en s’inspirant du code tunisien de la famille. Néanmoins, elle se révélait bien plus conservatrice que le code tunisien de la famille et respectait en grande partie les principes de la jurisprudence malikite traditionnelle, soit en se référant à un système de jurisprudence islamique basé sur les enseignements de l’imam Malik ibn Anas[2]Hanafi, L. (2012) « Moudawan And Women’s Rights In Morocco: Balancing National And International Law, » ILSA Journal of International & Comparative Law: Vol. 18: Iss. 2, Article … Continue reading.

 

En 2004, cette Moudawana subit une réforme majeure, instaurant des modifications substantielles aux préceptes du droit familial marocain, avec un accent particulier sur l’équité des droits pour les femmes, mais ces changements se révèlent insuffisants. Le projet de faire évoluer la Moudawana fait l’objet d’une volonté de réforme par le souverain en juillet 2022 introduit à l’occasion de la Fête du Trône. Dans son discours à la Nation à l’occasion du 23ème anniversaire de son intronisation, il affirme la chose suivante : « Nous insistons une fois encore sur la nécessité que la femme marocaine apporte son plein concours dans tous les domaines. De fait, depuis Notre Accession au Trône, Nous avons veillé à la promotion de la condition de la femme, en lui offrant toutes les possibilités d’épanouissement et en lui accordant la place qui lui revient de droit[3]Matin, L. (2022, 30 juillet). Fête du trône : voici le discours intégral de S.M. le roi Mohammed VI. Le … Continue reading ». Il fait ainsi du chantier de l’égalité des droits femmes-hommes un élément essentiel de la modernisation et du développement du pays.

 

C’est également une étape inéluctable face aux demandes et aux pressions de la société civile, mais les avancées légales sont lentes par rapport aux aspirations de la population. La réforme du Code de la famille représente un défi qui dépasse la seule question des droits des femmes, car la difficulté à mettre en place une réforme en profondeur constitue un enjeu sociétal qui entre en conflit avec les valeurs traditionnelles et l’ordre établi. Ainsi, en quoi les obstacles à l’application de la réforme de la Moudawana reflètent-ils la nécessité d’une « révolution » dans les normes et les valeurs sociales au Maroc ?

 

La place unanime de l’Islam au Maroc : des débats réformistes complexes

 

La réforme de la Moudawana s’avère épineuse, car derrière cette aversion réformatrice se cache une peur de la dissolution musulmane. Au sein du contexte marocain, la réforme de la Moudawana s’est avérée être un défi complexe, en grande partie motivé par la crainte de l’effritement des valeurs et normes islamiques qui imprègnent profondément la société. Cette inquiétude trouve son origine dans l’héritage de la colonisation, où les autorités coloniales ont exploité la question des droits des femmes pour promouvoir une vision occidentalisée des mœurs et des modes de vie[4]Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458. L’occupation coloniale, notamment dans les années 1880, a eu un impact négatif sur les mouvements progressistes marocains, en entravant les progrès et les aspirations des Marocain·es, en limitant leur liberté, en dégradant leur culture, en créant des divisions et en limitant leur souveraineté. C’est le cas par exemple du mouvement Nahda, qui préconisait la démocratisation politique, le progrès scientifique et technique, ainsi que l’amélioration du statut des femmes au sein d’une société moderne. Les colonisateurs ont utilisé la condition des femmes musulmanes comme prétexte pour dénigrer la culture musulmane au nom de la modernité. Mais cette « modernisation » n’a pas servi à l’émancipation féminine, il s’agissait d’un moyen de mettre à bas le système normatif musulman sans pour autant contester la prérogative masculine sur les femmes.

 

Malgré la perte de l’autonomie sociale, économique et politique due à la colonisation, les Marocains ont conservé le contrôle masculin, à la fois coutumier et religieux, sur les questions relatives aux femmes, telles que le mariage, le divorce, l’héritage, la garde des enfants, et l’autorité parentale. Toute tentative de modifier le code du statut personnel était perçue comme une volonté d’occidentalisation, suscitant des réticences profondes dans une société musulmane préoccupée par la préservation de sa propre identité et ses traditions[5]Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458)). La peur de la … Continue reading. De fait, ces lois berbères, souvent transmises oralement, étaient basées sur les coutumes et les traditions des différentes tribus berbères et régissaient divers aspects de la vie, y compris les mariages, les héritages, les conflits intertribaux et d’autres questions juridiques.

 

Par conséquent, en vue d’ériger les fondements de l’émancipation des femmes, il est nécessaire de conserver une référence et une interprétation des textes religieux. De fait, l’échec initial du Plan d’action de 1999 provient de l’absence de références religieuses, associant ainsi cette réforme à une forme d’occidentalisation. L’échec de ce Plan est principalement dû à ses références explicites aux conventions internationales, c’est-à-dire « mettre le Maroc en conformité avec les lois et les traités internationaux qu’il a ratifiés[6]Professeure Fatima Sadiqi citée par Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), … Continue reading», même s’il ne faut pas exclure l’importance du contexte politique. Cette période que constitue la fin des années 1990 jusqu’au début des années 2000 se révèle relativement inopportune pour entreprendre des réformes audacieuses, étant donné qu’elle correspond à une phase de transition politique marquée par le décès du souverain Hassan II et l’accession au trône de Mohammed VI. Cette phase politique requiert donc la consolidation des institutions existantes en vue de garantir la stabilité.

 

En revanche, le succès en 2004 de la réforme du Code est lié à sa stricte référence au religieux. Il est indéniable que le roi Mohammed VI affiche son engagement en faveur d’une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Mais cette démarche novatrice ne contrevient pas à son profond attachement aux valeurs de tradition et de la culture islamique[7] Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

Il existe de fait au Maghreb, deux modèles de conception de la modernité d’un État confessionnel. Le Maroc de Hassan II a fait le choix d’opter pour l’établissement d’une norme immuable, soutenue par les oulémas soit les théologiens de l’Islam au nom de la sunna (la tradition), en utilisant la méthode du taqlid (imitation), ce qui exclut toute forme d’interprétation de l’islam et, par conséquent, toute forme d’innovation. La Tunisie sous la direction de Bourguiba a opté pour une approche antithétique en modifiant délibérément les préceptes de la charia, fondement de l’islam, au moyen de l’ijtihad, un concept qui sous-tend une entreprise d’interprétation personnelle des textes religieux. Néanmoins, le roi Mohamed VI au pouvoir tranche avec la conception étatique de son père, en adoptant une approche juridique islamique soit l’ijtihad d’où la réforme du Code en 2004. C’est le souverain qui détient la prérogative exclusive de changer la Moudawana en tant que chef des croyant·es donc tout espoir de réformes en faveur des femmes repose sur sa volonté[8]Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458.

 

La Moudawana inaltérable : une réforme historique 

 

Cette réforme revêt un caractère singulier dans le contexte du Maroc contemporain. C’est précisément cette exceptionnalité qui engendre des tensions politico-religieuses entre les courants conservateurs et les réformistes. Le 10 octobre 2004, le roi Mohammed VI a présenté le nouveau Code de la famille, marquant ainsi un tournant historique majeur. Les révisions apportées par ce nouveau code étaient significatives : « l’âge minimum légal de mariage pour les filles passe de 15 à 18 ans, la famille est dorénavant placée sous la responsabilité des deux époux, la polygamie devient quasiment impossible à pratiquer et la répudiation nécessite désormais un contrôle judiciaire et ne dépend plus seulement des adouls (juges religieux). Cette rupture consacre la femme marocaine comme individu à part entière[9]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015 ».

 

Cependant, cette réforme a nécessité environ six années de débats idéologiques entre traditionalistes et réformateurs. Dès 1999, le gouvernement socialiste d’Abdel-Rahman Youssoufi s’est engagé en faveur de l’amélioration du statut des femmes au Maroc en élaborant un Plan d’Action National pour l’Intégration de la Femme au Développement. Ce plan, éloigné des traditions malékites, préconisait une réforme profonde de la Moudawana. Les partisan·es de cette réforme, issu·es principalement de deux partis socialistes, l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) et le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS), ainsi que du Parti de l’Istiqlal, se sont rallié·es à cette cause. Les organisations féministes et les défenseur·ses des droits humains ont également apporté leur soutien, en s’appuyant sur les conventions internationales auxquelles le Maroc avait adhéré, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) et la Convention internationale des droits de l’enfant (1989).

 

En réaction, les traditionalistes, incluant des oulémas et des groupes islamistes tels que le mouvement Al Adl Wal Ihsane d’Abdessalam Yassine, ont lancé une révolte au début des années 2000, dénonçant le Plan d’action comme immoral et en opposition à la tradition islamique. Ce débat entre traditionalistes et réformateurs a mis en lumière les divisions profondes au sein de la scène politique marocaine notamment sur les questions de droit familial. Les premiers plaidaient pour un retour à un Islam pur et aux préceptes de la charia, tandis que les seconds soutenaient l’évolution des normes sociales, l’émancipation des femmes et la réponse aux nouveaux besoins économiques du pays, notamment la demande croissante de travailleurs. Ce conflit atteint son paroxysme en mars 2000 avec l’organisation de deux marches, l’une à Casablanca par les traditionalistes, et l’autre à Rabat par les réformateurs. Le débat s’est ainsi politisé dans les années 2000, impliquant le gouvernement, les leaders religieux et l’ensemble de la population marocaine[10]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

L’immuabilité et la nature conflictuelle entourant la réforme de la Moudawana sont le résultat d’un processus de révision complexe, du fait de la présence de deux autorités religieuses distinctes. De fait, il existe un double pouvoir au Maroc incarné par le roi. Le roi incarne la figure symbolique de la tradition musulmane, portant le titre d’Amîr al Mu’minîn, soit le chef des croyants, et détient à la fois le pouvoir politique et religieux. Cette dualité crée un défi lorsqu’il s’agit de réformer les lois relatives au statut personnel au Maroc, car elles sont soumises à l’autorité des dignitaires religieux et du pouvoir monarchique. Toute tentative de réforme est ainsi confrontée au risque d’échec en l’absence de l’aval des deux instances. Mais sous la pression des militantes féministes, une révision modeste de la Moudawana a été entreprise, brisant le tabou qui l’entourait depuis un demi-siècle. Cette réforme a permis de faire de la Moudawana un code juridique comme les autres, soumis au débat public et à la discussion[11]Tobich, F. (2016). Chapitre I. La moudawana marocaine. Dans Presses universitaires d’Aix-Marseille eBooks (p.55‑88). https://doi.org/10.4000/books.puam.1011 .

 

Mais réformer la Moudawana c’est aussi toucher à l’ordre, aux traditions et donc aux structures de pouvoirs traditionnels sources de tensions. Avec l’avènement du nouveau Code de la famille en 2004, les adouls, ou notaires religieux, ont vu leur rôle prééminent de gardiens des coutumes et des principes de la charia en ce qui concerne les questions de la vie familiale, comme le mariage, le divorce, les pensions, être relégué au second plan. Leur autorité a été progressivement éclipsée par l’émergence d’un nouvel acteur : le juge de la famille, qui détient un pouvoir réel tout en maintenant un pouvoir symbolique. Face à ces changements, les adouls ont manifesté leur mécontentement. Par exemple, quelques mois avant l’entrée en vigueur de la réforme, ils ont exprimé leur désapprobation en rédigeant une déclaration de contestation qu’ils ont directement adressée au ministère de la Justice. Le 5 avril 2004, ils ont même organisé un sit-in en face du ministère de la Justice dans le cadre d’une stratégie médiatique visant à rallier la population à leur cause, mais cette initiative n’a pas suscité un engagement massif de la population[12]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

Réformer la Moudawana : une nécessaire transformation sociopolitique au Maroc

 

C’est pourquoi une réforme de la Moudawana implique de fait une transformation sociopolitique profonde au Maroc. La transformation du Code en faveur des femmes provoque également une transformation globale de la société marocaine en s’adressant aux rapports à la famille et aux individus. Elle remet en cause les rapports hiérarchiques et les liens de solidarité traditionnels vers plus d’individualisme, moins de contrôle de la famille et de la communauté. La jeunesse manifeste un désir croissant d’individualisme et cela s’exprime par la volonté d’avoir une intimité au sein du couple, en dehors du contexte de la famille élargie. Ainsi, derrière les réformes se cache un enjeu plus vaste, à savoir non seulement l’émancipation des femmes vis-à-vis de la domination masculine, mais aussi, de manière plus générale, l’émancipation des individu·es vis-à-vis d’un ordre familial et social oppressant. Certains membres de la société civile ont ainsi reconnu que l’octroi de droits individuels aux femmes devrait accélérer un processus global d’individualisation qui était déjà en cours et souhaité[13]Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458.

 

D’autre part, ce désir de changer la Moudawana témoigne d’une volonté de démocratisation croissante de la société marocaine. Et en même temps, le combat pour la modernisation de la Moudawana a produit de la démocratie et a permis l’émergence de pratiques démocratiques et féministes grâce à leur lutte féministe sans vergogne et leur implication dans les chantiers de réformes. De fait, la société civile a joué un rôle majeur dans l’avancement des demandes pour les droits des femmes ce qui a permis l’inclusion des femmes dans la sphère politique ainsi que le renouvellement des stratégies féministes pour l’avancée des droits. À la fin des années 1980, des associations féminines telles que l’Association Démocrate des Femmes Marocaines (ADFM), l’Union de l’Action Féminine (UAF), et les Femmes du parti de l’Istiqlal ont lancé un vaste mouvement d’action qui avait pour point central la réforme de la Moudawana. Des désaccords ont surgi au sein des mouvements féministes, notamment sur des questions comme la polygamie, la répudiation, et l’héritage, lors des réunions fréquentes entre différentes associations et organisations politiques féminines. Mais cela était malgré tout bénéfique car producteur de démocratie en favorisant ces débats sur les droits des femmes et par les femmes.

 

Les militantes féministes ont choisi de mener leur mouvement en harmonie avec la tradition religieuse marocaine. Leur principal objectif était l’amendement de la Moudawana, qui maintenait les femmes dans une position de subordination et leur conférait un statut de mineure au sein de la sphère familiale, en contradiction avec la Constitution et le droit public qui garantissent l’égalité des droits entre hommes et femmes. Les militantes de l’UAF ont fondé leur action sur la Constitution, qui défend l’égalité des sexes devant la loi, les valeurs démocratiques, les conventions internationales relatives aux droits des femmes (partiellement ratifiées), et les principes de l’Islam. Pour promouvoir leur cause, elles ont entrepris une initiative audacieuse en réunissant un million de signatures en faveur de la révision de la Moudawana en avril 1992. Cette campagne a été menée à travers des débats publics qui ont rassemblé des individu·es de tous horizons, de tous âges et de tous milieux, réclamant une révision significative de la Moudawana[14]Tobich, F. (2016). Chapitre I. La moudawana marocaine. Dans Presses universitaires d’Aix-Marseille eBooks (p.55‑88). https://doi.org/10.4000/books.puam.1011 .

 

Malgré les frustrations causées par la résistance des oulémas, qui ont conduit à une appropriation du sujet par le roi dans le but de le dépolitiser et d’apaiser les conflits, le mouvement féministe a démontré sa capacité de contestation et de participation active à la vie politique du pays. Les associations féminines marocaines ont ainsi réussi à se faire connaître et à faire entendre leur voix sur la scène politique, en dépassant leurs divergences pour montrer que leur mouvement pouvait constituer une force mobilisatrice. Ces associations féminines ont émergé en tant que groupes de lobbying influents auprès du Parlement, ont communiqué directement avec le gouvernement et le roi, ont interpellé l’ensemble de l’appareil étatique, et ont formulé leurs revendications en tant qu’acteurs autonomes[15]Tobich, F. (2016). Chapitre I. La moudawana marocaine. Dans Presses universitaires d’Aix-Marseille eBooks (p.55‑88). https://doi.org/10.4000/books.puam.1011 .

 

De plus, la Moudawana n’est plus un sujet tabou. Latifa Jbabdi, Présidente de l’UAF, a noté que « au départ, la Moudawana était un sujet tabou que nous avons eu beaucoup de mal à briser. Il fut une époque où la Moudawana relevait du sacré. Cette sacralité non fondée, objet de consensus social implicite, était en fait une forme de bouclier, une résistance ultime légitimée par une divinité pour se prémunir contre tout changement susceptible de remettre en cause l’ordre patriarcat[17] ». Ainsi, aujourd’hui, les différentes associations féministes s’adressent directement à l’État en dehors de leurs structures partisanes, en utilisant des cahiers revendicatifs et des mémorandums, ce qui démontre qu’elles n’ont pas été exclues de la participation politique[16]Tobich, F. (2016). Chapitre I. La moudawana marocaine. Dans Presses universitaires d’Aix-Marseille eBooks (p.55‑88). https://doi.org/10.4000/books.puam.1011 .

 

L’enjeu crucial de l’applicabilité des réformes de la Moudawana 

 

Avant de penser à de nouvelles réformes, il est nécessaire de s’adresser aux défis de mise en œuvre des réformes existantes qui ne sont pas évidentes dans la majorité du Maroc hors des grands centres urbains. De fait, il y a un enjeu de diffusion et d’information de la population en dehors de « l’axe Rabat-Tanger ». En 2010, 60% des femmes et 47% des hommes ont exprimé leur satisfaction quant aux résultats apportés par le nouveau texte de la Moudawana[17]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015. Cependant, données encourageantes ont été recueillies auprès de Marocain·es issu·es des catégories socioprofessionnelles supérieures, résidant dans « l’axe Rabat-Tanger ». Il est donc légitime de se demander quelle est la perception du reste de la population marocaine.

 

Au moment de l’entrée en vigueur de la réforme en 2004, il était attendu que la société civile assume un rôle didactique crucial, en particulier dans les zones moins favorisées et modestes du pays, pour expliciter la signification de ce nouveau code aux femmes des régions rurales, fréquemment analphabètes et influencées par les normes traditionnelles patriarcales. Toutefois, une mise en œuvre approfondie de la Moudawana nécessitait une diffusion et une médiatisation à grande échelle, ce qui a fait défaut. La sensibilisation des citoyennes marocaines à leurs nouveaux droits a été extrêmement limitée.

 

Le principal obstacle à cette diffusion réside dans le fait que la plupart des débats télévisés, à la fois avant et après la promulgation de la réforme, étaient conduits en arabe classique. Bien que cette langue soit officielle dans le pays, elle n’est pas comprise par plus de la moitié de la population marocaine. Les engagements en matière de sensibilisation n’ont donc pas été tenus. Pourtant, les chaînes de télévision étaient censées diffuser des émissions explicatives en arabe dialectal et dans les trois dialectes berbères, dans le but de toucher un public plus vaste. En outre, les campagnes de sensibilisation dans les écoles et les universités visant à informer les jeunes filles et les femmes de leurs droits et responsabilités n’ont pas été mises en œuvre. Il est donc impossible pour ces femmes de défendre leurs droits lorsqu’elles ne les connaissent pas. De plus, pour la plupart d’entre elles, le terme « Moudawana » demeure étranger. Les associations féministes ont amorcé des actions visant à diffuser les articles de la Moudawana au sein de leurs cours d’alphabétisation, constituant ainsi un espoir[18]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

À côté de cela, des pratiques de l’ancien Code persistent malgré la réforme du fait de la force du système patriarcal. Le texte établit que l’âge légal du mariage pour les filles était de 18 ans. Cependant, en 2007, les juges de famille ont approuvé plus de 85% des demandes de mariage précoce[21]. À l’époque de son adoption, la Moudawana a eu un effet dissuasif en raison de la facilité d’obtention de dérogations, de la résistance culturelle et du manque d’application stricte de ses réformes. Entre 2006 et 2007, la Ligue des Droits des Femmes au Maroc a observé une augmentation de 50% de ces mariages dans les zones rurales[19]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

L’applicabilité des réformes du Code de la famille repose également sur la mise en place d’infrastructures ainsi que les moyens nécessaires pour appliquer les réformes judiciaires. Il s’agit de construire un appareillage juridique afin d’accueillir et appliquer les réformes de la Moudawana. L’enjeu est de construire des tribunaux et former des juges aptes à traiter des questions relatives au droit réformé de la famille. Il y a déjà eu des initiatives en ce sens à partir de 2003 où une sélection minutieuse des juges de famille a été effectuée sous la supervision du ministre de la Justice en personne. Ces juges ont reçu une formation visant à leur inculquer la philosophie du nouveau droit de la famille, en mettant l’accent sur des critères tels que l’égalité entre hommes et femmes et l’ouverture d’esprit[20]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

Cependant, les projets visant à réformer le système judiciaire en vue de mettre en œuvre efficacement la Moudawana ont rencontré de nombreux obstacles. La réunification des tribunaux de famille en un seul tribunal à Casablanca a, par exemple, semblé provoquer plus de confusion et de désorganisation qu’autre chose[24]. Ce tribunal est submergé par le nombre croissant d’affaires qui lui sont soumises. Dans ces conditions, une intervention du ministère de la Justice ainsi qu’une réorganisation administrative sont devenues impératives pour faire face à la surcharge de dossiers.

 

De plus, il est apparu difficile de faire évoluer la mentalité des juges de famille, la plupart d’entre eux étant conservateurs. Ils continuent par exemple d’utiliser le terme « nikah » pour désigner le mariage, alors que l’acte est officiellement appelé « mariage ». Étant formé selon les anciennes normes, ce personnel judiciaire traditionnel, y compris les adouls, perpétue les anciens systèmes de valeurs[21]Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015.

 

Il devient de plus en plus manifeste de nos jours qu’une réforme est impérative, étant donné que la Moudawana demeure en retrait par rapport aux aspirations des femmes marocaines. Alors que la Constitution de 2011 consacre l’égalité entre les sexes, le droit de la famille est toujours régi par le Code de la famille, la Moudawana, dont la réforme de 2004, qui a accordé aux femmes le droit de demander le divorce, avait été alors présentée comme une avancée sociale sans précédent. Mais aujourd’hui les militantes éprouvent un sentiment de désillusion[22]Aublanc, A. (2023, 21 juillet). Au Maroc, le calvaire des mères divorcées. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/21/au-maroc-le-calvaire-des-meres-divorcees_6182945_3212.html.

 

Le chantier est encore vaste et concerne surtout la situation des femmes divorcées. Elles demeurent encore sous la tutelle de leur ex-mari, ce qui les contraint à solliciter son autorisation pour des décisions quotidiennes, comme l’ouverture d’un compte bancaire pour leur fille ou le voyage à l’étranger avec leurs enfants. Parallèlement, la question de la garde des enfants demeure épineuse, car l’article 175 prive la mère de cette responsabilité en cas de remariage de l’enfant de plus de 7 ans, tandis que les pensions alimentaires qu’elles reçoivent s’avèrent largement insuffisantes pour subvenir aux besoins de leurs enfants[23]Aublanc, A. (2023, 21 juillet). Au Maroc, le calvaire des mères divorcées. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/21/au-maroc-le-calvaire-des-meres-divorcees_6182945_3212.html.

 

Vers une nouvelle étape ?

 

Les réformes de la Moudawana interviennent dans un contexte d’évolution sociétale, politique, économique et culturelle poussant inéluctablement vers une progression du droit des femmes afin d’être en adéquation avec les revendications sociales et les besoins économiques du pays. Toutefois, l’enjeu du pouvoir marocain consiste à trouver un équilibre entre les valeurs, les préceptes islamiques et les demandes d’égalité et de liberté des femmes marocaines. Le souverain devra faire preuve d’une grande créativité et de courage pour élaborer une législation qui concilie le respect de l’identité musulmane, en évitant l’occidentalisation, tout en prenant en compte les revendications de l’opinion publique marocaine.

 

Les propos contenus dans cet article n’engagent que l’autrice. 

 

Pour citer cette production : Mihiri Wijetunge. (2023). La réforme de la Moudawana au Maroc : le long combat féministe. Institut du Genre en Géopolitique. https://igg-geo.org/?p=16112

 

References

References
1 Collas, A. (2023, 23 octobre). Au Maroc, la réforme annoncée du Code de la famille suscite l’espoir des défenseurs des droits des femmes. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/10/23/au-maroc-la-reforme-annoncee-du-code-de-la-famille-suscite-l-espoir-des-defenseurs-des-droits-des-femmes_6196142_3212.html
2 Hanafi, L. (2012) « Moudawan And Women’s Rights In Morocco: Balancing National And International Law, » ILSA Journal of International & Comparative Law: Vol. 18: Iss. 2, Article 10. Available at: https://nsuworks.nova.edu/ilsajournal/vol18/iss2/10
3 Matin, L. (2022, 30 juillet). Fête du trône : voici le discours intégral de S.M. le roi Mohammed VI. Le Matin.ma. https://lematin.ma/express/2022/fete-tro-voici-discours-integral-sm-roi-mohammed-vi/379166.html
4, 8, 13 Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458
5 Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458)).

 

La peur de la laïcisation, qui découle de la tentative de modifier l’institution familiale autrefois sous la prérogative exclusive des religieux, reflète l’appréhension de perdre son identité culturelle et religieuse. L’élément religieux est devenu le dernier rempart préservant le tissu identitaire, et toute remise en cause de ses institutions, y compris la monarchie, a généré des résistances importantes. La Moudawana est ainsi perçue comme un symbole inébranlable et un texte sacré inspiré de la charia. Elle est devenue un code immuable, un véritable emblème de l’identité islamique du Maroc qui a remplacé tout régime juridique coutumier berbère((Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458

6 Professeure Fatima Sadiqi citée par Ouali, N. (2008). Les réformes au Maroc : enjeux et stratégies du mouvement des femmes. Nouvelles Questions Féministes, 27(3), 28–41. http://www.jstor.org/stable/40620458
7 Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015
9 Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015 
10, 12, 17, 18, 19, 20, 21 Murgue, B. (2011). La Moudawana : les dessous d’une réforme sans précédent. Les Cahiers de l’Orient, 102, 15-29. https://doi.org/10.3917/lcdlo.102.0015
11, 14, 15, 16 Tobich, F. (2016). Chapitre I. La moudawana marocaine. Dans Presses universitaires d’Aix-Marseille eBooks (p.55‑88). https://doi.org/10.4000/books.puam.1011
22, 23 Aublanc, A. (2023, 21 juillet). Au Maroc, le calvaire des mères divorcées. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/21/au-maroc-le-calvaire-des-meres-divorcees_6182945_3212.html