Genre et développement 3/3 : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international

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Genre et développement 3/3 : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international

04.09.2020

Par Jeanne Prin

Depuis son apparition dans le champ académique jusqu’à son élévation au statut d’outil de mesure du développement, le genre est le lieu de nombreux débats. Victime de la richesse heuristique du concept, les agences multilatérales de développement sont accusées de standardiser, de bureaucratiser la notion au profit d’un paradigme néo-libéral lui-même mis en cause dans le renforcement des inégalités entre femmes et hommes. Plus qu’un simple concept, la multiplicité des débats autour du genre font de cette notion « une idéologie dont la critique amène nécessairement à des positionnements politiques particuliers[1]Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre) et Revillard (Anne), Introduction Aux études Sur Le Genre. 2e édition Revue Et Augmentée. ed. Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012, p.57. ».

L’entreprise complexe de dépolitisation du concept de genre par les projets de développement

Aujourd’hui, les critiques les plus vives portées contre les programmes de développement pointent du doigt la « technicisation » du concept de genre. On dénonce un concept vidé de sa substance, extrait de son contexte originel, pour être réadapté à une définition plus lisse. La tentative de consensus initiée par les projets de développement dans les 1990 devient elle-même lieu de contestations. Ces critiques découlent de la richesse historique et théorique du concept de genre. Un concept devenu vivant, dont la domestication par les projets de développement soulève de nombreux débats sans compter que la notion de développement, elle-même, jouit d’une historicité théorique. La croisée des deux disciplines « permet de revisiter les études de développement[2]Verschuur (Christine), Guérin (Isabelle) et Guétat-Bernard (Hélène) (dir.), Sous le développement, le genre, Marseille, IRD éditions, 2015, p.33. ».

En effet, le genre dans le développement pose la question des rapports de domination entre femmes et hommes mais également entre pays développés et sous-développés. Ces rapports de pouvoirs sont au cœur des discours prônant une décolonisation du développement. En témoigne l’association entre domination et dépatriarcalisation dans plusieurs discours féministes latino-américains sous le slogan « No se puede descolonizar sin despatrialcalizar[3]Vershuur (Christine) et Destremau (Blandine), « Féminismes décoloniaux, genre et développement. Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds », 2012, Revue Tiers … Continue reading ». À l’image du mouvement Black Feminism[4]Pour plus d’information sur les enjeux du mouvement Black Feminism se référer à : Manon Cassoulet-Fressineau, “L’intersectionnalité : penser le genre sous le prisme de l’imbrication des … Continue reading, des voix s’élèvent tant au Nord qu’au Sud dans les années 1980 afin de faire reconnaître les différences de castes, de classes et de races dans les projets de développement voués aux inégalités de genre. Selon les théoriciens du post-colonialisme, les préconisations de ces projets participent à une forme de néo-colonisation du Sud en diffusant un modèle capitaliste européo-centré peu ou pas adapté aux situations locales de ses bénéficiaires.

Perçu comme un instrument de professionnalisation des mouvements de femme, le genre apparaît pour les ONG comme un moyen privilégié de captation de fonds. L’hybridation et la connexité croissante entre le milieu universitaire et les institutions de développement ont entrainé une collaboration entre chercheur.se.s, notamment en sciences sociales, dans les couloirs des grandes ONG internationales. La porosité entre les champs scientifiques et institutionnels a contribué à l’émergence de professionnels du genre. Professionnels qui n’ont pas tardé à trouver le qualificatif de « fémocrates[5]Calvès (Anne-Emmanuèle),« 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : Histoire d’une institutionnalisation controversée », 2014, Regards croisés sur … Continue reading » dans la bouche des mouvements féministes. L’inflation des financements internationaux pour les programmes d’empowerment a engendré ce que certains n’hésitent pas à appeler une ONG-isation du concept dont les premières victimes sont les petites associations féministes locales. En Amérique latine, le rejet de la récupération de la thématique par ces expert.e.s du genre trop éloigné.e.s de l’action féministe est particulièrement virulent.

En effet, au nom de l’historicité militante du concept, en opposition aux « technocrates de la pauvreté du genre[6]Lacombe (Delphine), « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », 2011, Cultures & … Continue reading », certaines associations féministes chiliennes ont donné corps à leurs contestations au sein d’un courant de pensée prônant un retour aux origines revendicatrices de la notion. Les autonomes, mouvement créé en 1996, actent alors en faveur d’une redistribution des financements trop orientés vers les grandes ONG internationales et les institutions onusiennes vers des ONG locales. Ces critiques du genre globalisé ont le mérite de révéler le caractère profondément politique du concept notamment en Amérique latine où, au-delà des débats épistémologiques, la notion de genre a pu être intrinsèquement liée à des mouvements d’émancipation nationale[7]Lacombe (Delphine), « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », 2011, Cultures & … Continue reading. L’apparente technicisation du concept, trop éloignée des prétentions politiques que sous-tend la notion de genre questionnant par essence les relations de pouvoirs entre dominants et dominés, anime aujourd’hui les débats autour d’un concept qui « sous l’emprise des exigences consensuelles qui ont envahi les champs du développement[8]Verschuur (Christine), Guérin (Isabelle) et Guétat-Bernard (Hélène) (dir.), Sous le développement, le genre, Marseille, IRD éditions, 2015, p.149. » a perdu son sens critique.

Problèmes méthodologiques : débats sur l’action

En dépit des efforts fournis par les institutions internationales de développement et les ONG, force est de constater la persistance des inégalités entre femmes et hommes à l’échelle mondiale. Entre 2004 et 2010, le secteur informel non agricole en Afrique subsaharienne représente environ 66% des emplois occupés par les femmes. Une région où les écarts de salaires entre les sexes est d’environ 30% en 2016[9]Banque Mondiale, « Les femmes, l’entreprise et le droit », 2014, p.22, url : http://pubdocs.worldbank.org/en/851531519930689473/WBL2014-KeyFindings-FR.pdf. Face à ces chiffres, les partisans d’une approche militante des politiques genrées du développement remettent en cause les moyens mis en œuvre par les acteurs institutionnels du développement.

Le vif intérêt porté sur l’implantation de la microfinance dans les pays du Sud est significatif des problèmes inhérents aux stratégies de développement consacrées au genre. Dans la région de l’Andra Pradesh, en Inde, l’empowerment se traduit par la présence de nombreuses ONG consacrées à la microfinance, villages où les self-help group (SHG) féminins prolifèrent. Ces groupes tendent à offrir aux femmes des services de microfinance afin d’encourager l’auto-emploi par la création d’activités génératrices de revenus. En réaction à cette stratégie, des voix se soulèvent dans le paysage rural indien contre l’aveuglement des ONG locales et internationales
trop éloignées des réalités sociales de leur terrain d’intervention[10]Tawa Lama-Rewak (Stéphanie), « Le local et le global dans le mouvement indien des femmes », 2006, Cahiers du Genre, vol. 40, no. 1, pp. 183-202..

L’image de la femme entrepreneuse est limitée par plusieurs caractéristiques du milieu indien tels que la mobilité réduite, la faiblesse du réseau social ou bien encore les phénomènes de fragmentation de castes. Ces contradictions sont renforcées par le manque de formations liées à l’utilisation des crédits. En résulte, une réappropriation des micro-crédits par les bénéficiaires préférant valoriser des domaines tels que la santé ou l’éducation des enfants plutôt que le lancement dans une activité professionnelle. Ces phénomènes d’adaptation sont notamment perceptibles dans les pays d’Amérique latine où l’émergence des comedores populares (cantines populaires) ont permis l’émergence d’une vie associative riche et engendré l’apparition de coopératives créatrices d’emplois[11]Pour plus de renseignements sur les comedores populares et autres modèles d‘économie solidaire voir : Nobre (Miriam) et Viudes de Freitas (Taís). « Possibilités et limites de la construction … Continue reading. Le contrôle opéré par les organismes de développement sur les retards de remboursements ou l’importance accordée aux résultats de leurs actions semblent créer une asymétrie contraignante dans les relations entre les ONG et les femmes.

Le décalage entre les stratégies de développement et la réalité du quotidien des bénéficiaires est également perceptible dans le domaine de la propriété privée. L’empowerment met un point d’honneur à favoriser l’accès à la propriété privée, considérée comme essentielle à l’autonomisation des femmes. Les conventions internationales comme le CEDEF entament un processus de généralisation du droit de propriété privée individuelle procédant ainsi à une généralisation du modèle occidental. À nouveau la méconnaissance ou le manque d’intérêt porté sur les réalités sociales des terrains d’interventions périclite l’efficacité des stratégies adoptées. Dans des sociétés où la pratique prime généralement sur le droit, le modèle mondialisé de la propriété privée entre parfois en contradiction avec les particularités coutumières des terrains d’intervention.

Ainsi dans des systèmes patriarcaux où le régime coutumier de succession valorise l’homme, les femmes risquent plus facilement de perdre les titres obtenus et ainsi enrichir le patrimoine foncier de leur mari. De plus, le faible accès des femmes aux ressources monétaires et agricoles dans certaines sociétés rurales du Sud les mène à louer leur propriété à la population masculine par soucis d’efficacité, ces derniers détenant généralement de plus grandes capacités d’investissement. Le renforcement de la propriété privée individuelle, lorsqu’il n’est pas suivi de mesures garantissant la sécurité de cette propriété, risque donc de renforcer les inégalités foncières plutôt que de les gommer[12]Talahite (Fatiha) et Deguilhem (Randi), « Genrer l’analyse des droits de propriété. Introduction », 2017, Cahiers du Genre, vol. 62, no. 1, pp. 5-17..

La question des indicateurs est au cœur des débats relatifs à l’appropriation de la question du genre par les projets de développement. Comment adapter les cadres internationaux aux réalités nationales des pays du Sud ? Comment se mesure le développement ? Des critiques sont régulièrement faites à l’encontre des différentes institutions internationales dont les instruments de mesures paraissent parfois oublier la diversité des contextes locaux au profit d’un modèle global et universaliste. Dans un souci d’alimenter leur boîte noire de données, la soif de résultats semble parfois prendre le pas sur les moyens mis en œuvre pour les atteindre. Dans la perspective de l’empowerment dont l’idée même est de laisser aux femmes « le choix de leurs objectifs à atteindre et les différentes modalités d’action[13]Calvès (Anne-Emmanuèle), « 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : Histoire d’une institutionnalisation controversée », Regards croisés sur … Continue reading » les mieux à même d’y répondre des indicateurs de richesse par la Banque Mondiale ou celui de participation des femmes (Gender Empowerment Measure) peuvent paraître paradoxaux.

Cette nécessité d’adapter les indicateurs internationaux de développement à la pluralité de situations individuelles des femmes du Sud fut l’objet d’une étude menée par des chercheurs français de l’INSEE-Corporation et de l’IRSTOM. Le projet d’Amélioration des Méthodes d’Investigation en milieu Rural Africain (Amira), à travers l’étude de la pluralité des unités de production au sein des familles agricoles d’Afrique subsaharienne, a mis en évidence « l’entreprise aussi futile qu’idéaliste[14]Sourisseau (Jean-Michel) (dir.), Agricultures familiales et mondes à venir, Paris, Editions Quae, 2014, p.62. » du modèle universaliste promu par les projets de développement notamment autour de la définition des termes « famille » et « ménage » qui sur le terrain ne correspondent pas au modèle de la famille nucléaire occidentale.

Conclusion

L’analyse du voyage effectué par le concept au sein du domaine du développement prouve l’importance de prendre en compte les contextes au sein desquels le genre a pu être interprété, parfois jusqu’au paradoxe. Les débats entourant la notion de genre en tant qu’instrument du développement donnent l’impression d’un concept victime de son historicité. Le labyrinthe étymologique (empowerment, gendermainstreaming etc…) au sein duquel semble se perdre le genre ne permet pas, ou difficilement, l’installation d’un consensus sur son « bon » usage. Technicisé, bureaucratisé, les projets de développement voués à la réduction des inégalités entre les sexes promeuvent une action globalisante mise en œuvre par des institutions dont la nature ne permet pas de mettre en cause les fondements du système de domination patriarcal. Les critiques sur la perte d’identité dont est victime le concept de genre au contact de la sphère du développement sont nourries par la faiblesse des résultats dont souffrent les programmes de réduction des inégalités femmes-hommes.

Pour citer cette publication : Jeanne Prin, « Genre et développement 3/3 : évolutions et débats autour d’un concept devenu indicateur du développement international », Institut du Genre en Géopolitique, 04.09.2020.

References

References
1 Bereni (Laure), Chauvin (Sébastien), Jaunait (Alexandre) et Revillard (Anne), Introduction Aux études Sur Le Genre. 2e édition Revue Et Augmentée. ed. Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012, p.57.
2 Verschuur (Christine), Guérin (Isabelle) et Guétat-Bernard (Hélène) (dir.), Sous le développement, le genre, Marseille, IRD éditions, 2015, p.33.
3 Vershuur (Christine) et Destremau (Blandine), « Féminismes décoloniaux, genre et développement. Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds », 2012, Revue Tiers Monde, vol. 209, no. 1, p.5. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2012-1-page-7.htm. Nous traduisons « Pas de décolonisation sans dépatriarcalisation. ».
4 Pour plus d’information sur les enjeux du mouvement Black Feminism se référer à : Manon Cassoulet-Fressineau, “L’intersectionnalité : penser le genre sous le prisme de l’imbrication des systèmes d’oppression”, 05.06.2020, Institut du Genre en Géopolitique.
5 Calvès (Anne-Emmanuèle),« 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : Histoire d’une institutionnalisation controversée », 2014, Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, p.315.
6 Lacombe (Delphine), « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », 2011, Cultures & Conflits, vol. 83, no. 3, p.16.
7 Lacombe (Delphine), « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », 2011, Cultures & Conflits, vol. 83, no. 3, p.21.
8 Verschuur (Christine), Guérin (Isabelle) et Guétat-Bernard (Hélène) (dir.), Sous le développement, le genre, Marseille, IRD éditions, 2015, p.149.
9 Banque Mondiale, « Les femmes, l’entreprise et le droit », 2014, p.22, url : http://pubdocs.worldbank.org/en/851531519930689473/WBL2014-KeyFindings-FR.pdf
10 Tawa Lama-Rewak (Stéphanie), « Le local et le global dans le mouvement indien des femmes », 2006, Cahiers du Genre, vol. 40, no. 1, pp. 183-202.
11 Pour plus de renseignements sur les comedores populares et autres modèles d‘économie solidaire voir : Nobre (Miriam) et Viudes de Freitas (Taís). « Possibilités et limites de la construction de l’égalité de genre dans l’économie solidaire », 2011, Isabelle Guérin éd., Femmes, économie et développement. De la résistance à la justice sociale. ERES, pp. 237-254.
12 Talahite (Fatiha) et Deguilhem (Randi), « Genrer l’analyse des droits de propriété. Introduction », 2017, Cahiers du Genre, vol. 62, no. 1, pp. 5-17.
13 Calvès (Anne-Emmanuèle), « 17. L’empowerment des femmes dans les politiques de développement : Histoire d’une institutionnalisation controversée », Regards croisés sur l’économie, vol. 15, no. 2, 2014, p.313.
14 Sourisseau (Jean-Michel) (dir.), Agricultures familiales et mondes à venir, Paris, Editions Quae, 2014, p.62.