Suis-moi je te fuis : la relation complexe entre les femmes libanaises et leur sexualité

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27.09.2022

Karen Daccache

Depuis les années 1960[1]Les années 1960 sont souvent perçues par l’Occident et certains Libanais comme une période d’ « âge d’or » culturel et économique. Dans les photos d’époque, les … Continue reading, les femmes libanaises sont connues pour leur beauté, leur coquetterie et leur apparente liberté. Au Moyen-Orient, l’image du Liban est celle d’un pays aux nombreux contrastes, où les minijupes et les voiles se côtoient sur la Corniche de Beyrouth. Cependant, l’égalité entre femmes et hommes est loin d’être atteinte, les violences conjugales persistent[2]On peut citer le féminicide de Hanaa Khaled, décédée le 17 août 2022. Voir Anonios Z. (2022). Brûlée vive par son mari, Hanaa Khaled a succombé à ses blessures, L’Orient-le-Jour, … Continue reading, et la société est dominée par les hommes. En quoi le culte de l’apparence, propre au genre féminin au Liban, est-il en réalité le reflet du patriarcat et de la virginité sacralisée ?

Le poids des normes genrées dans une société patriarcale

Au Liban, la société et le droit sont organisés de manière patriarcale[3]Nakhle S. (2017). Tabou de la virginité et Surmoi culturel au Liban : la construction identificatoire féminine à l’épreuve de la honte et de la culpabilité. Perspectives Psy, 56, 45-53. … Continue reading. Sur le plan juridique, le statut des femmes est clairement inégal à celui des hommes. À titre d’exemple, les femmes ne peuvent pas transmettre la nationalité libanaise à leurs enfants. « Les femmes au Liban n’existent pas sans homme. Dans un système communautaire, les filles sunnites, si elles ont un frère, ne peuvent hériter, les épouses maronites ne peuvent divorcer, les mères orthodoxes, chiites ou autres ne peuvent avoir la garde de leurs enfants – ou si difficilement[4]Moughanie H. (2006). Parade amoureuse dans Beyrouth. La pensée de midi, 17, 8-15. https://doi.org/10.3917/lpm.017.0008, p. 11 ». L’État libanais délègue son autorité en matière de « statut personnel » aux cours de justice religieuses – on compte d’ailleurs quinze codes de droit de la famille différents[5]Shehadeh L. R. (1998). The Legal Status of Married Women in Lebanon. International Journal of Middle East Studies, 30(4), 501–519. http://www.jstor.org/stable/164338, p. 503.

Le système patriarcal, en plus de se traduire au niveau juridique, implique une panoplie de normes genrées ancrées dans les consciences. Beaucoup de ces normes existent dans l’optique du mariage, institution primordiale au Liban qui ordonne l’ensemble du corps social. On ne peut tout simplement imaginer une femme en dehors de son rôle d’épouse, et de mère. La séduction à travers l’apparence physique féminine s’apparente à un « jeu de chaise musicale », dans lequel le prix à gagner est un époux[6]Puig N. (2021). La coproduction des visages au Liban. Une enquête d’anatomie culturelle. Ethnologie française, 51, 283-298. https://doi.org/10.3917/ethn.212.0283, p. 287. La pression sociale du mariage est d’autant plus forte en raison de la « pénurie d’hommes » dans le pays, due à la guerre (de 1975 aux années 1990) ou à l’exil[7]Gemayel Y. (2007). Les filles de Beyrouth. La pensée de midi, 20, 69-75. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0069, p. 73.

Dans ce contexte découlant des normes culturelles et religieuses, la valeur des femmes est notamment mesurée par la virginité. La séduction doit toujours s’arrêter à un moment donné, puisque les femmes ne sont pas censées avoir eu de relations sexuelles avant le mariage. « La culture libanaise attribue une haute valeur à la chasteté des femmes avant le mariage, condition d’un respect minimal[8]Nakhle S., 2017, p. 46 ». Cet idéal de chasteté est souvent transmis aux femmes par leur mère[9]Puig N., 2021, p. 287.

L’inégalité entre femmes et hommes est donc importante au Liban, et les femmes sont culturellement prédestinées au mariage. Ces éléments aident à comprendre le poids qui repose sur les épaules des femmes : la séduction par le biais de l’apparence, pour attirer les hommes, tout en se conformant à l’idéal de la virginité, dans l’objectif de satisfaire l’impératif du mariage in fine. Les normes de genre liées au physique servent donc le système patriarcal.

Les femmes et la beauté au Liban au service du patriarcat

Dans le cadre de la recherche d’un époux, les femmes libanaises s’adonnent à des jeux de séduction qui passent avant tout par l’apparence physique. « Une frénésie de battements de cils et de coquetteries, jusqu’au refus qui l’achève toujours, puisque le charme de la Libanaise relève du triomphe du corps, associé à la chasteté des sens[10]Gemayel Y., 2007, p. 70 ». Voici une phrase qui peut résumer le rôle attendu des jeunes femmes célibataires. Il s’agit d’un rôle de séduction, qui suggère sans dévoiler, qui incite sans inviter. Parfois, dès l’adolescence, les filles au Liban se maquillent et s’habillent comme si elles étaient plus âgées. Elles assument assez tôt la féminité et l’associent à des éléments physiques : avoir des faux ongles, se lisser les cheveux, porter des talons, mettre des faux-cils, etc.[11]Moughanie H., 2006, p. 10 . Les Libanaises n’hésitent pas à avoir recours à la chirurgie esthétique, un choix moins tabou et plus assumé qu’en France à titre de comparaison[12]Puig N., 2021, p. 284. Les modèles sont nombreux : les chanteuses et actrices[13]Ibid., p. 285 – notion de « pionniers » et « pionnières » et influence de la publicité, par exemple, inspirent les transformations physiques dans le but de s’approcher d’un idéal de beauté, qui n’est lui-même pas naturel.

Cependant, le rôle du patriarcat dans la coquetterie féminine, certes important, est à nuancer. D’autres facteurs ne sont pas intrinsèques au genre et peuvent l’expliquer ; la guerre civile et ses conséquences psychologiques notamment. Les femmes comme les hommes ayant vécu la guerre civile peuvent avoir été traumatisés et ont voulu oublier ce qu’ils étaient en train de vivre à travers la fête[14]Moughanie H. (2007). Danser à tombeau ouvert. La pensée de midi, 20, 20-28. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0020, p. 21. Les femmes prennent soin d’elles, se mettent en valeur, sortent et font la fête pour vivre le moment présent, alors que le passé est sombre et le futur incertain.

En bref, les femmes libanaises paraissent maîtresses de leurs corps, mais sont en réalité soumises aux impératifs genrés de beauté – qui les poussent parfois jusqu’à l’extravagance, même si les séquelles de la guerre civile sont aussi un facteur à prendre en compte.

Les conséquences psychologiques et psychiques des normes de comportement genrées

La virginité transmise comme valeur aux femmes libanaises a des répercussions psychologiques et psychiques non-négligeables, en particulier pour les femmes de confession maronite[15]Moughanie H., 2006, p. 14. Rappelons que les maronites constituent la majeure partie des chrétiens au Liban. Leur dogme se rapproche de celui du catholicisme. Historiquement, les maronites ont un … Continue reading.

Le « surmoi culturel » est une notion développée par Stéphanie Nakhle, psychologue clinicienne et psychothérapeute. Le « surmoi » renvoie au concept freudien qui désigne une des trois instances qui constituent le psychisme – le « ça », le « surmoi » et le « moi ». Le « ça » renvoie aux pulsions primaires et à l’inconscient, tandis que le « surmoi » renvoie à l’intériorisation des normes et valeurs transmises par l’éducation notamment. Quant au « moi », il fait le lien entre le « ça » et le « surmoi » pour s’adapter au réel. Dans le cas concret de la société libanaise, « le surmoi culturel serait donc l’idéal transmis et valorisé socialement imposant la virginité aux femmes jusqu’au mariage[16]Nakhle S., 2017, p. 48 ». La chasteté est une norme intériorisée par les femmes, et n’est pas naturellement remise en question, puisqu’il s’agit d’un apprentissage social.

La confrontation entre le « ça » et le « surmoi » peut se traduire par un schéma de honte et de culpabilité par rapport à la sexualité chez les femmes libanaises. Même pour celles qui ont « bravé l’interdit » et qui perdent leur virginité avant le mariage peuvent ressentir un tiraillement et un conflit intérieur[17]Ibid.. Beaucoup de femmes choisissent d’ailleurs de « restaurer chirurgicalement leur hymen pour feindre la virginité, par peur de jugement ou par culpabilité[18]Ibid., p. 46 ». Selon les normes socio-culturelles qui confortent le patriarcat au Liban, la sexualité féminine ne mérite d’exister que sous la condition du mariage. Une fois mariées, les épouses imprégnées par les valeurs de chasteté rencontrent parfois des difficultés lors de la découverte de leur sexualité, à cause du tabou autour de ce sujet et du manque d’éducation sexuelle[19]O’Regan K. (2019). Santé sexuelle : le Liban parviendra-t-il à briser les tabous ? Middle East Eye. … Continue reading.

Conclusion

Le poids du patriarcat laisse donc des traces sur le corps, le comportement et la psyché des femmes au Liban. La mise en scène des corps et de l’apparence féminine est importante culturellement, pour satisfaire des pressions fondamentalement liées au mariage, institution à la base des liens sociétaux. Ces pressions entraînent des conséquences psychologiques et psychiques. Les propos de cet article concernent la plupart des femmes au Liban, mais il existe évidemment de nombreuses exceptions et le tabou est de plus en plus remis en question. Des initiatives naissent au pays du Cèdre pour briser le silence autour de la sexualité féminine et l’apparence des femmes[20]On peut citer l’exemple du magazine Jasad (« Corps » en arabe), fondé par Joumana Haddad en 2008, le talk-show Lezim Taaref (« Tu dois savoir ») sur le sexe de Sandrine Atallah, sur la … Continue reading.

 

Bibliographie  :

Anonios Z. (2022). Brûlée vive par son mari, Hanaa Khaled a succombé à ses blessures, L’Orient-le-Jour, https://www.lorientlejour.com/article/1308770/brulee-vive-par-son-mari-hanaa-khaled-a-succombe-a-ses-blessures.html

Bonnet M. (2013). Joumana Haddad : Tueuse de mythes, révolutionnaire par les mots. Les Cahiers de l’Orient, 112, 95-97. https://doi.org/10.3917/lcdlo.112.0095

Gemayel Y. (2007). Les filles de Beyrouth. La pensée de midi, 20, 69-75. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0069

Hage N. E. (2012) Le pluralisme juridique au Liban. In Verdier, R. (Ed.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre. Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.2686

Maroun B. (2012). Liban : une nouvelle génération « hypersexualisée » ?, L’Orient-le-Jour, https://www.lorientlejour.com/article/779557/Liban%253A_nouvelle_generation__%253C%253Chypersexualisee%253E%253E.html

Moughanie H. (2006). Parade amoureuse dans Beyrouth. La pensée de midi, 17, 8-15. https://doi.org/10.3917/lpm.017.0008

Moughanie H. (2007). Danser à tombeau ouvert. La pensée de midi, 20, 20-28. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0020

Nakhle S. (2017). Tabou de la virginité et Surmoi culturel au Liban : la construction identificatoire féminine à l’épreuve de la honte et de la culpabilité. Perspectives Psy, 56, 45-53. https://doi.org/10.1051/ppsy/2017561045

O’Regan K. (2019). Santé sexuelle : le Liban parviendra-t-il à briser les tabous ? Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/sante-sexuelle-le-liban-parviendra-t-il-briser-les-tabous

Puig N. (2021). La coproduction des visages au Liban. Une enquête d’anatomie culturelle. Ethnologie française, 51, 283-298. https://doi.org/10.3917/ethn.212.0283

Shehadeh L. R. (1998). The Legal Status of Married Women in Lebanon. International Journal of Middle East Studies, 30(4), 501–519. http://www.jstor.org/stable/164338

Shehadeh L. R. (2010). Gender-Relevant Legal Change in Lebanon. Feminist Formations, 22(3), 210–228. http://www.jstor.org/stable/40980991

Voir aussi Hage, N. E. (2012) Le pluralisme juridique au Liban. In Verdier R. (Ed.), Jean Carbonnier. L’homme et l’œuvre. Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.2686

Pour citer cette production : Karen Daccache, « Suis-moi je te fuis : la relation complexe entre les femmes libanaises et leur sexualité », 22.09.2022, Institut du Genre en Géopolitique, https://igg-geo.org/?p=8805

References

References
1 Les années 1960 sont souvent perçues par l’Occident et certains Libanais comme une période d’ « âge d’or » culturel et économique. Dans les photos d’époque, les femmes sont représentées comme libres et émancipées.
2 On peut citer le féminicide de Hanaa Khaled, décédée le 17 août 2022. Voir Anonios Z. (2022). Brûlée vive par son mari, Hanaa Khaled a succombé à ses blessures, L’Orient-le-Jour, https://www.lorientlejour.com/article/1308770/brulee-vive-par-son-mari-hanaa-khaled-a-succombe-a-ses-blessures.html
3 Nakhle S. (2017). Tabou de la virginité et Surmoi culturel au Liban : la construction identificatoire féminine à l’épreuve de la honte et de la culpabilité. Perspectives Psy, 56, 45-53. https://doi.org/10.1051/ppsy/2017561045, p. 46
4 Moughanie H. (2006). Parade amoureuse dans Beyrouth. La pensée de midi, 17, 8-15. https://doi.org/10.3917/lpm.017.0008, p. 11
5 Shehadeh L. R. (1998). The Legal Status of Married Women in Lebanon. International Journal of Middle East Studies, 30(4), 501–519. http://www.jstor.org/stable/164338, p. 503
6 Puig N. (2021). La coproduction des visages au Liban. Une enquête d’anatomie culturelle. Ethnologie française, 51, 283-298. https://doi.org/10.3917/ethn.212.0283, p. 287
7 Gemayel Y. (2007). Les filles de Beyrouth. La pensée de midi, 20, 69-75. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0069, p. 73
8 Nakhle S., 2017, p. 46
9 Puig N., 2021, p. 287
10 Gemayel Y., 2007, p. 70
11 Moughanie H., 2006, p. 10
12 Puig N., 2021, p. 284
13 Ibid., p. 285 – notion de « pionniers » et « pionnières » et influence de la publicité
14 Moughanie H. (2007). Danser à tombeau ouvert. La pensée de midi, 20, 20-28. https://doi.org/10.3917/lpm.020.0020, p. 21
15 Moughanie H., 2006, p. 14. Rappelons que les maronites constituent la majeure partie des chrétiens au Liban. Leur dogme se rapproche de celui du catholicisme. Historiquement, les maronites ont un poids politique important dans le pays.
16 Nakhle S., 2017, p. 48
17 Ibid.
18 Ibid., p. 46
19 O’Regan K. (2019). Santé sexuelle : le Liban parviendra-t-il à briser les tabous ? Middle East Eye. https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/sante-sexuelle-le-liban-parviendra-t-il-briser-les-tabous. Dans cet article, la sexologue Sandrine Atallah parle du nombre élevé de cas de vaginisme au Liban, en raison d’« un lien de causalité entre la prévalence de ce dysfonctionnement sexuel et la stigmatisation sociale du sexe »
20 On peut citer l’exemple du magazine Jasad (« Corps » en arabe), fondé par Joumana Haddad en 2008, le talk-show Lezim Taaref (« Tu dois savoir ») sur le sexe de Sandrine Atallah, sur la chaîne de télévision libanaise LBC, ou encore des affiches dans les rues libanaises promouvant le Programme intégré de santé sexuelle des femmes (WISH), du Centre médical de l’Université américaine de Beyrouth (AUBMC).